Pour les autres, le ciel s’embrase au matin et s’assombrit au soir, il est tantôt d’azur, tantôt luisant d’étoiles ; tour à tour, les choses disparaissent dans les ténèbres ou retournent dans la lumière impitoyable du soleil. Seule Regardante ne connaît ni nuit ni repos ni sommeil : son lot est de voir sans répit, sans arrêt, éternellement. Ceux qui ont honte peuvent baisser honteusement les paupières : Regardante sans paupières n’a rien à baisser.
Voilà pourquoi certains la nomment l’Effrontée. C’est vrai : la Tremblante n’est pas très pudique, elle fixe d’un regard calme et droit le ciel azuré et les trous des latrines, l’infâme et le pur, l’ignoble et le saint. Mais Regardante est pure, parce qu’elle connaît la grande souffrance de voir : le soleil fouette de ses rayons ses yeux nus, éclat sur éclat, image sur image ; ni fuite ni repos ; mais Regardante ne cherche pas à se protéger du soleil et, sans se plaindre, continue de remplir la haute et terrible mission de voir. Quand, pupilles nues, elle erre dans les rues de la ville plongée dans la nuit sans dédaigner La Moscou des tripots6, ce n’est pas parce que dans ces bouges et ces boxons on boit et l’on aime pour de l’argent, mais parce qu’on n’y dort pas : on respecte l’insomnie, précepte de Regardante.
Les imaginistes ont été trop oubliés : ils ont pourtant été les premiers à savoir soutenir le regard de Regardante. Aujourd’hui, leur école se niche dans une minuscule Auberge7 mais, pendant les années de la Révolution, ces disciples de Regardante avaient su envahir presque toutes les devantures des librairies ainsi que les kiosques de Moscou. La vision des imaginistes est sans paupières : les images viennent se plaquer sur leurs yeux et boucher la fente de leurs pupilles ; leur théorie de l’« image libre » ne libère que l’image qui peut faire ce qu’elle veut de l’œil sans défense.
La vieille formule « Homère sommeille » voulait dire que les images peuvent ouvrir ou fermer les yeux, à l’instar des gens ; des césures visuelles séparent les images ; tantôt le soleil tend ses rayons au dehors et tantôt il les rétracte ; tour à tour les couleurs dorment et s’éveillent, les lignes courent ou s’immobilisent.
La nouvelle formule « l’image est libre » disait : à bas les césures visuelles ; au diable leurs couleurs fanées ; que le soleil monte au zénith et qu’il arrache à l’œil sa paupière. Mais le principe imaginiste vit dans tous les mouvements littéraires de Moscou, il anime les images dans les strophes et les phrases de tous les poètes de cette ville, de tous ses écrivains.
Pour comprendre la poésie de Moscou, il ne suffit pas de la vigilance dont parle I. Lejnev, qui « ouvre l’œil et même les deux » : il faut en venir à l’idée d’une vigilance sans paupières.
Maïakovski fait semblant d’avoir les paupières à leur place comme si, fidèle à ses habitudes de banlieusard, il écarquillait les yeux devant toute chose, parce que cela lui plaît. Mais dans ses poèmes-enseignes en vers, dans sa poésie qui envahit les rues et frappe impitoyablement les yeux des passants au lieu de se tenir tranquille sous les reliures, on sent comme une revanche : eh bien, tenez, souffrez donc un peu vous aussi ! Je ne peux pas ne pas voir – eh bien je n’admets pas que vous ne voyiez pas !
Quant à Alexis Tolstoï, c’est tout simple : je renverrai à Tchoukovski, le Pétersbourgeois, car on voit mieux de loin. « A. Tolstoï, écrit-il, se borne à voir, il ne pense pas. »
Mister Williams Hardail, l’actionnaire du Trust D E8, balaie des millions de gens de la surface de l’Europe de manière qu’ils ne l’empêchent pas de la voir. J’ignore si Ehrenbourg a quoi que ce soit en commun avec M. Hardail, mais sous l’amoncellement de ses images dans lesquelles il récupère presque toute la vieille Europe, c’est à peine si l’on trouve deux ou trois « parce que » et c’est en vain qu’on chercherait un seul « pourquoi ».
Les romans de Pilniak, que lui-même tient parfois pour de simples « matériaux », constituent un vaste entrepôt de décors de théâtre multicolores dans lequel fouille, hélas, un simple accessoiriste. Et c’est en vain que Pasternak quitte Moscou pour aller à Marbourg chercher l’Unsichtbar – l’invisible -bref, une paire de paupières amovibles (fabrication allemande !) : elles ne sont d’aucune utilité pour Moscou.
Moscou est trop bigarrée, trop multiple, et ses images frappent trop droit pour que celui qui y vit sans paupières puisse mettre la moindre de ses cellules grises ou le moindre recoin de sa tête à l’abri de ces images, qui envahissent spontanément le cerveau. C’est pourquoi la pensée habitée par Moscou est tellement encombrée : comme dans un magasin aux accessoires, tout y regorge de toiles multicolores – et l’artiste s’y trouve à l’étroit. Images, images, images ; nulle place pour des idées : elles se dérobent à la pensée, comme si elles se frayaient un chemin sous une averse de soleil. Puisqu’on ne peut fuir son regard – sinon au gré du regard.
Regardante ne visite pas seulement les poètes : elle a un laissez-passer permanent pour le Kremlin. C’est elle qui a dicté à Nicolas Tikhonov : « Au Kremlin, on ne dort pas ». La Tremblante sans paupières erre le long des murailles du Kremlin plongées dans la nuit, telle l’image de la vigilance éternelle ; elle interpelle les sentinelles en éveil et plonge son regard dans les fenêtres jamais éteintes de la citadelle.
Regardante « a bien mérité de la Révolution ». De même que Macbeth, lorsqu’il tue le roi, devient en conséquence l’« assassin du sommeil », de même la Révolution ne peut-elle s’en prendre aux rois que lorsqu’elle en finit avec le sommeil. L’insurrection des masses, c’est un réveil général ; et, comme il existe un sommeil profond, il peut aussi y avoir un éveil profond, une ouverture sur le réel si pleine et si durable, une telle acuité du système nerveux, que la vie se transforme en une insomnie en état d’alerte maximum.
Les révolutionnaires ne dorment pas. Même dans le sommeil, leur cerveau ne connaît pas le repos. Enveloppé par le bourdonnement des fils téléphoniques, par l’incessante vibration des nerfs, habité et transpercé par la vigilance, il empêche les paupières de se refermer ; il vit et il pense comme si elles n’existaient pas.
Ce n’est qu’en liquidant la nuit, en supprimant le temps perdu dans les trous noirs du sommeil, en rattachant les jours aux jours, en faisant de la vie un Octobre qui dure comme s’il se prolongeait à l’infini, que la Révolution a trouvé le temps de faire ce qu’elle a fait. Il ne faut pas sous-estimer les mérites de Regardante.
Et si l’homme qui peut fermer les yeux ne comprend pas ceux dont les paupières ont été arrachées, tant pis pour lui. Qu’il use de ses paupières : qu’il les baisse.
Il y a environ six mois, arrivait à Moscou un homme de lettres originaire de Leningrad – ou plutôt de Saint-Pétersbourg. Le littérateur qui venait de la ville des idées à la ville des images avait avec lui un manuscrit. Lorsque, entouré de Moscovites, il se mit à le lire, nous eûmes tous l’impression (en fait, le « nous » est ici de trop : moi-même je ne suis pas de Moscou, je ne suis qu’un des « arrivants ») que des taches sans forme ni couleur rampaient sur les pages : impossible de les saisir du regard. À la fin de la lecture, un débat s’engagea : les Moscovites affirmaient d’une seule voix que l’auteur n’avait rien vu ; l’auteur – Pétersbourgeois – que les Moscovites n’avaient rien compris. Sur quoi on se sépara.