Il était tard. Je sonnai à la porte de mon immeuble. Au bout de quarante minutes, je pensai, ou plutôt je vis : d’abord deux vers d’un poème assez connu, puis une phrase d’un épitomé de l’histoire de Moscou, que vous ignorez sans doute :
Au bord des îlots déserts, il se dressait
Plein de grandes … pensées9
Et :
… Et Vassili Gretchine dit au prince : « Une vision me vint : en ce lieu sera érigée une ville grande et de haute ascendance… et son nom sera : Moscou. »
Cinquième lettre
On trouve chez Monroe une évocation de Han Lin Yuan, dont le nom signifie en chinois « la forêt des crayons ». Ce nom fut donné, je ne sais quand, à un minuscule hameau réunissant une quinzaine de toits de bambou et dans lequel furent installés, de par la volonté du pouvoir, les meilleurs écrivains, poètes et érudits de l’Empire du Milieu.
L’arbre à thé chinois, si populaire à Moscou, n’y arrive malheureusement qu’après avoir été débité, sous forme de petits cubes solidement empaquetés. Mais nous avons notre propre « forêt de crayons » à Moscou.
Au début, il y a une centaine d’années, ce n’était qu’un minuscule verger de crayons : un boqueteau d’une quinzaine de troncs vernis à la cime encore plate. Mais les arbres se redressaient, poussant d’un même élan. Les sommets arrondis laissaient bientôt percer la pointe de la mine. Petits crayons devenaient grands. Notre littérature moscovite venait d’éclore à l’abri des remparts.
Peu à peu, naquit une habitude : passer le dimanche au bois de Sokolniki, et, aux heures de loisir, avant de se coucher, faire une promenade « culturelle » dans la « forêt des crayons ». Mais comme elle grandissait, multipliant et fortifiant ses troncs vernis, jaunes ou rouges, cylindriques ou hexagonaux, la forêt envahissait une surface de papier de plus en plus importante, des tranches de temps de plus en plus grandes. Et aujourd’hui, on ne sait pas de quoi un vrai Moscovite est le plus fier : du bois de Sokolniki ou de la « forêt de crayons ». La littérature de Moscou est effectivement une littérature de crayon : elle ne vient pas de la plume, mais de la fragile mine de plomb. En Occident, tout comme à Pétersbourg d’ailleurs, on écrit à la plume – ici, non.
La plume est souple, mais elle est ferme, précise et convenable ; elle aime les pleins et les déliés ; elle est encline à la méditation : elle s’arrête dans l’encrier avant de revenir sur la page. Le crayon écrit d’un trait, sans s’arrêter ; il est nerveux, sans soin ; il aime le brouillon : à peine son crissement a-t-il recouvert un griffonnage par un autre qu’en plein élan – crac ! il se casse.
Après avoir visité la ville dans les années vingt du siècle dernier, un étranger dédaigneux faisait entendre cette plainte : « À Moscou, j’ai découvert un cinquième élément : la boue. » Le regard moscovite maîtrise les quatre éléments : disciple de Regardante, il voit tout le visible et embrasse tout, des étoiles aux grains de poussière. En lui, le monde se pose comme la terre, coule comme l’eau, souffle comme l’air et brûle comme le feu. Mais, comme le dit si justement l’étranger, aux quatre éléments vient s’ajouter le « cinquième » qui recouvre tout de la patine grise et sale laissée par le crayon, de la fine poussière terne de la mine de plomb. La vue est nette, l’écriture négligée : l’œil saisit, les doigts lâchent.
Dans mon plumier, il y a presque toutes les essences de la « forêt des crayons » de Moscou. Je soulève le couvercle : le contenu est sur la table. Et voici : un gros crayon polyédrique et bicolore : l’égal en droits de la plume, mais… à deux couleurs ; et qui peut par une pointe donner ceci, et par l’autre cela ;
une frêle mine de plomb bien taillée : pour la protéger, je la coiffe d’un capuchon en métal ;
un crayon à encre recouvert d’un vernis glissant : l’égal en droits de la plume, mais… une botte de jeunes pousses de crayons non encore taillées ; quelques moignons usés jusqu’à la mine par le papier.
Je crois que c’est tout. J’arrête. Je range ma littérature : sous son couvercle. Tous mes meilleurs souhaits, mon lointain ami.
Sixième lettre
Il y a une centaine d’années, au centre du polygone irrégulier de la place de l’Arbat se dressait un grand théâtre de bois. Sous sa coupole posée sur des colonnes blanches, des foules de Moscovites amoureux de théâtre se réunissaient chaque soir pour polémiquer autour de la question : qui a le jeu le plus agréable, mademoiselle George ou la jeune Sémionova ?
Il y a longtemps que le théâtre a brûlé, longtemps que de confortables corbillards ont conduit les disputeurs vers la tombe fraîchement creusée, et là où était la scène, des dalles de pierre ont pavé la chaussée. Sur ces pavés, les gens n’en finissent pas de courir, comme s’ils jouaient une scène de foule dans quelque interminable dernier acte – et seul un spectateur curieusement à la traîne tarde à quitter son fauteuil de bronze10. Il a les paupières closes ; mais si l’on prolongeait l’axe de son regard, on le verrait heurter la pointe de ses pieds effilés appuyés sur le socle carré. L’hiver, la neige se couche avec douceur sur les genoux du spectateur, telle une page blanche. Mais à présent, dans la chaleur de juillet – il y a longtemps que le blanc manuscrit a fondu – des moineaux criards se battent sur les genoux de bronze du géant.
Lorsque s’installent les langueurs de l’été, moi-même je me fatigue à courir les boulevards de Moscou et à brûler mes semelles sur l’asphalte qui fond sous la chaleur. Marcher à présent dans Moscou, cela veut dire se propulser dans l’air lourd aux pores bouchés par la poussière, enjamber les marelles dessinées à la craie sur les trottoirs dont les cases enferment les enfants qui jouent, l’air grave et concentré ; cela veut dire passer devant les balances qui attendent les citoyens « soucieux de leur santé » comme l’indique la réclame, et devant les étalages sales d’abricots secs pourrissants.
Je n’empêche pas les enfants de faire leurs marelles d’enfants en travers des trottoirs (mais qu’ils ne me gênent pas non plus !), les abricots secs me dégoûtent, je ne suis pas « soucieux de ma santé » – et c’est pourquoi, incapable de sortir de mon quartier, je m’assieds sur un banc face à l’homme de bronze et, comme j’étends mes jambes, son air accablé m’apprend à ne pas regarder. Parfois, serrant fort mes paupières, j’offre mon visage au coup impitoyable des rayons du zénith (pas d’argent pour aller en Crimée, et il est si long, si ennuyeux d’expliquer aux amis qui en reviennent pourquoi je ne suis pas bruni) ; ou encore, ayant pris avec moi quelques livres fraîchement édités, j’abrite mes yeux sous leurs couvertures. Au cours de ce mois, j’ai eu le temps de feuilleter des milliers de pages, et je me sens envahi par une drôle d’impression lorsque je cherche à saisir le pourquoi de tout ce fatras fraîchement sorti de l’imprimerie.
L’« idéologie » – disons – de ces romanciers du quotidien qui représentent aujourd’hui 90 % des nouveautés s’est égarée entre trois crayons, comme les habitants de Pochékhon entre trois sapins11 ; non seulement ils ne savent pas enchaîner leurs thèmes mais du travail à la chaîne ils ne savent que ce qu’en dit l’encyclopédie Granat.
Voici comment procèdent ces couvertures clinquantes et prétentieuses : elles s’emparent du vide et l’habillent, par exemple d’une veste de cuir ; une fois le vide boutonné de haut en bas, elles ne savent plus quoi faire. Même les crayons les plus talentueux et les plus audacieux racontent dans leurs nouvelles et leurs romans l’amour d’un tchékiste pour une ci-devant ou d’un officier blanc pour une révolutionnaire, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout danse devant les yeux. Je le répète : les crayons sont bien taillés, les yeux visent juste ; le quotidien est pris en étroite filature par les écrivains, le quotidien est fixé par touches et moins immobilisé qu’arrêté et jeté derrière les barreaux des lignes.