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- Tu n'es pas obligée de répondre.

- Mais je ne vais pas le faire ! Enfin, il a rompu deux mois avant l'accident. Tant mieux pour lui, au moins il n'est responsable de rien aujourd'hui.

- Tu le regrettes ?

- Non, je l'ai regretté au moment de la rupture, aujourd'hui je me dis qu'une des qualités fonda-mentales pour vivre à deux c'est la générosité.

Elle avait eu sa dose des histoires qui se terminent toujours pour les mêmes raisons. Si certains perdent de leurs idéaux avec l'âge, Lauren faisait le contraire. Plus elle vieillissait et plus elle devenait idéaliste. « Je me dis que pour prétendre partager une tranche de vie à deux, il faut cesser de croire et de faire croire qu'on entre dans une histoire qui compte si l'on n'est pas vraiment prêt à donner. On ne touche pas au bonheur du bout des doigts. Ou tu es un donneur ou tu es un receveur. Moi je donne avant de recevoir mais j'ai fait une croix définitive sur les égoïstes, les compliqués et ceux qui sont trop radins du cœur pour se donner les moyens de leurs envies et de leurs espoirs. » Elle avait fini par admettre qu'il est un temps où il faut s'avouer ses propres vérités et identifier ce que l'on attend de la vie.

Arthur trouva son propos véhément. « J'ai trop longtemps été attirée par le contraire de mes rêves, aux antipodes de ce qui pouvait m'épanouir, c'est tout », répondit-elle.

Elle eut envie d'aller prendre l'air et ils sortirent tous les deux. Arthur les conduisit sur Océan Drive.

- J'aime me rendre au bord de l'eau, dit-il, pour rompre un long silence.

Lauren ne répondit pas tout de suite, elle fixait l'horizon. Elle agrippa Arthur par le bras.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé dans la vie ?

demanda-t-elle.

- Pourquoi une telle question ?

- Parce que tu n'es pas comme les autres.

- Ce sont mes deux nez qui te gênent ?

- Rien ne me gêne, tu es différent.

- Différent ? Je ne m'étais pas senti différent, et puis de quoi, de qui ?

- Tu es serein !

- C'est un défaut ?

- Non, pas du tout, mais c'est très déroutant.

Rien n'a l'air de te poser de problème.

- Parce que j'aime chercher des solutions, alors je n'ai pas peur des problèmes.

- Non, il y a autre chose.

- Revoilà mon PPP.

- C'est quoi ton PPP ?

- Mon Psychiatre Personnel Portable.

- Tu as le droit de ne pas répondre. Mais j'ai le droit de ressentir les choses, et je n'en fais pas une inquisition.

- Ça fait très vieux couple, notre conversation.

Je n'ai rien à cacher, Lauren, pas de zone d'ombre, pas de jardin secret, pas de traumatisme. Je suis comme je suis, avec plein de défauts.

Il ne s'aimait pas particulièrement, mais ne se détestait pas non plus, appréciait sa façon d'être libre et indépendant des modes établies. C'est peut-

être cela qu'elle ressentait. «Je n'appartiens pas à un système, j'ai toujours lutté contre ça. Je vois les gens que j'aime, je vais là où je veux aller, je lis un livre parce qu'il m'attire et non parce qu'il faut

"absolument l'avoir lu" et toute ma vie est comme cela. » Il faisait ce qu'il avait envie de faire sans se poser mille questions sur le pourquoi et le comment des choses, « et je ne m'embarrasse pas du reste ».

- Je ne voulais pas t'embarrasser.

La conversation reprit un peu plus tard. Ils étaient rentrés à la chaleur du salon d'un hôtel. Arthur buvait un cappuccino et grignotait des sablés.

- J'adore cet endroit, dit-il. C'est familial, j'aime regarder les familles.

Assis sur un canapé, un petit garçon de huit ans à peine était lové dans les bras de sa mère. Elle tenait un grand livre ouvert et lui racontait les images qu'il découvrait avec elle. De sa main gauche son index caressait la joue de l'enfant d'un mouvement lent, alourdi de tendresse. À son sourire, deux fossettes rayonnaient comme deux minuscules soleils. Arthur les fixa longuement.

- Qu'est-ce que tu regardes ? demanda Lauren.

- Un vrai moment de bonheur.

- Où ça ?

- Cet enfant, là-bas. Regarde son visage, il est au cœur du monde, de son monde à lui.

- Cela te renvoie à des souvenirs ?

Pour toute réponse, il se contenta d'un sourire.

Elle voulut savoir s'il s'entendait bien avec sa mère.

« Maman est morte hier, hier il y a des années de cela. Tu vois, ce qui m'a étonné le plus au lendemain de son départ, c'est que les immeubles étaient toujours là, bordant les rues pleines de voitures qui continuaient à rouler, avec des piétons qui marchaient, semblant ignorer totalement que mon monde à moi venait de disparaître. Moi je savais, à cause de ce vide qui se fixait sur ma vie comme sur une pellicule en désordre. Parce que tout à coup la ville avait cessé de faire du bruit, comme si en une minute toutes les étoiles s'étaient cassé la gueule ou bien s'étaient éteintes. Le jour de sa mort, et je te jure que c'est vrai, les abeilles du jardin ne sont pas sorties de la ruche, pas une seule ne butinait dans la roseraie, comme si elles aussi savaient. Ce que j'aimerais être, seulement cinq minutes, ce petit gar-

çon caché des autres dans le creux de ses bras, bercé au son de sa voix. Revivre ces frissons qui descendaient le long de mon dos quand elle me faisait passer des éveils aux sommeils de mon enfance, en passant son doigt sous mon menton. Plus rien ne pouvait m'arriver, ni les persécutions du grand Steve Hacchenbach à l'école, ni les cris du professeur Morton parce que je ne savais pas ma leçon, ni les odeurs acres de la cantine. Je vais te dire pourquoi je suis "serein", comme tu dis. Parce que l'on ne peut pas tout vivre, alors l'important est de vivre l'essentiel et chacun de nous a "son essentiel". »

- Je voudrais que le ciel t'entende à mon sujet ; mon « essentiel » est encore devant moi.

- C'est pour ça que c'est « essentiel » que nous n'abandonnions pas. On va rentrer se remettre au travail.

Arthur paya la note et ils se dirigèrent vers le parking. Avant qu'il ne rentre dans la voiture, Lauren l'embrassa sur la joue. « Merci pour tout », dit-elle. Arthur sourit, rougit, et ouvrit la portière sans rien dire.

Arthur passa près de trois semaines à la bibliothèque municipale, imposant bâtiment de style néo-classique, construit au début du siècle où, dans des dizaines de salles aux voûtes majestueuses, règne une atmosphère si différente à bien d'autres lieux semblables. On y croise souvent, dans celles réservées aux archives de la ville, des membres de la haute société franciscaine côtoyant de vieux hippies sur le retour, échangeant anecdotes, convergences et divergences de points de vue sur des histoires de la cité. Inscrit dans la n° 27, celle qui rassemblait les ouvrages de médecine, assis dans la rangée 48, celle attenante aux ouvrages de neurologie, il y dévora en quelques jours des milliers de pages sur le coma, l'inconscience et la traumatologie crâ-

nienne. Si ses lectures l'éclairaient sur la condition de Lauren, aucune ne le rapprochait d'une solution au problème qui lui était posé. En refermant chaque ouvrage il espérait trouver une idée dans le suivant.

Il se présentait chaque matin à l'ouverture, s'installait avec des piles de manuels et se plongeait dans ses « devoirs ». Il lui arrivait de s'interrompre pour se rendre de son pupitre à une console informatique, envoyant des messages truffés de questions à d'éminents professeurs en médecine. Certains lui répondaient, parfois intrigués par le but de ses recherches.

Puis il retournait à son siège, reprenant le cours de ses lectures.

Il marquait une pause déjeuner à la cafétéria, emmenant des magazines traitant des mêmes sujets, et finissait ses journées studieuses vers vingt-deux heures, à la fermeture de l'établissement.