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- Tu ne peux pas faire ça, Arthur, je n'ai pas le droit de te laisser faire. Pardon.

- J'ai connu une amie qui disait pardon à chacune de ses phrases, c'en était tellement exagéré que ses copains n'osaient plus lui proposer un verre d'eau de peur qu'elle ne s'excuse d'avoir soif.

- Arthur ! Ne fais pas l'imbécile, tu sais ce que je veux dire, c'est un projet dingue !

- C'est la situation qui est dingue, Lauren ! Je n'ai pas d'autre solution.

- Et moi, je ne te laisserai pas prendre de tels risques pour moi.

- Lauren, il faut que tu m'aides, pas que tu me fasses perdre du temps, c'est ta vie qui est en jeu.

- Il doit y avoir une autre solution.

Arthur ne voyait qu'une alternative à son projet, parler à la mère de Lauren et la dissuader d'accepter l'euthanasie, mais cette option était difficile à mettre en œuvre. Ils ne s'étaient jamais vus, et obtenir un rendez-vous était improbable. Elle n'accepterait pas de recevoir un inconnu. Il pouvait prétendre être un proche de sa fille, mais Lauren pensait qu'elle se méfierait, elle connaissait tous ceux qui étaient proches d'elle. Il pourrait peut-être la rencontrer par hasard, dans un lieu où elle aurait l'habitude de se rendre. Il fallait identifier l'endroit propice.

Lauren réfléchit quelques instants.

- Elle promène la chienne tous les matins à la Marina, dit-elle.

- Oui, mais il me faudrait un chien à promener.

- Pourquoi ?

- Parce que si je marche avec une laisse sans un chien au bout, ça peut me discréditer tout de suite.

- Tu n'as qu'à faire un footing à la Marina.

Elle trouva l'idée séduisante. Il n'aurait qu'à marcher le long de la Marina, à l'heure de la promenade de Kali, s'attendrir sur la chienne, la caresser, et n'aurait plus qu'à engager la conversation avec sa mère. Il accepta de tenter le coup, il y serait dès le lendemain. Au petit matin Arthur se leva, enfila un pantalon de toile écrue et un polo. Avant de partir, il demanda à Lauren de le serrer très fort dans ses bras.

- Qu'est-ce qui te prend ? dit-elle d'un air timide.

- Rien, je n'ai pas le temps de t'expliquer, c'est pour la chienne.

Elle s'exécuta, posa sa tête sur son épaule et soupira. « Parfait, dit-il d'un ton énergique, en se déga-geant, je file sinon je vais la rater. » Il ne prit pas le temps de lui dire au revoir, et quitta l'appartement en trombe. La porte se referma et Lauren haussa les épaules en soupirant : « Il me prend dans ses bras à cause de la chienne. »

Alors qu'il entamait sa promenade, le Golden Gâte dormait encore dans un nuage d'ouate. Seul le haut des deux piles du pont rouge dépassait des brumes qui l'enveloppaient. La mer emprisonnée dans la baie était calme, les mouettes matinales tournaient en larges ronds en quête d'un poisson, les larges pelouses qui bordaient les quais étaient encore trem-pées des embruns de la nuit, et les bateaux amarrés à leur quai dodelinaient tout doucement. Tout était paisible, quelques coureurs matinaux fendaient l'air chargé d'humidité et de fraîcheur. Dans quelques heures un gros soleil s'accrocherait au-dessus des collines de Saussalito et de Tiburon et délivrerait le pont rouge de ses brumes.

Il la vit de loin, parfaitement conforme à la description qu'en avait faite sa fille. Kali trottinait à quelques pas d'elle. Mme Kline était perdue dans ses pensées et semblait porter en elle tout le poids de sa peine. La chienne passa à la hauteur d'Arthur et très étrangement s'arrêta net, huma l'air autour de lui, dans un mouvement de truffe et de tête cir-culaire. Elle s'approcha d'Arthur, renifla le bas de son pantalon et se coucha instantanément en gémissant ; sa queue se mit à battre l'air avec frénésie, l'animal tremblait de joie et d'excitation. Arthur s'agenouilla et commença à la caresser doucement.

Celle-ci s'empressa de lui lécher la main, augmen-tant l'intensité et la cadence de ses gémissements.

La mère de Lauren s'approcha, très étonnée.

- Vous vous connaissez ? dit-elle.

- Pourquoi ? répondit-il en se relevant.

- Elle est si craintive d'ordinaire. Personne ne peut l'approcher et là elle semble se prosterner devant vous.

- Je ne sais pas, peut-être, elle ressemble incroyablement à la chienne d'une amie qui m'était très chère.

- Oui ? dit Mme Kline le cœur battant la chamade.

La chienne s'assit aux pieds d'Arthur et se mit à japper en lui tendant la patte.

« Kali ! héla la maman de Lauren, laisse ce monsieur tranquille. » Arthur tendit la main et se pré-

senta, la femme hésita et tendit la main à son tour.

Elle trouvait l'attitude de sa chienne extrêmement déroutante et s'excusa de tant de familiarité.

- Il n'y a aucun problème, j'adore les animaux et elle est très mignonne.

- Mais si sauvage d'ordinaire, elle semble réellement vous connaître.

- J'ai toujours attiré les chiens, je crois qu'ils sentent lorsqu'on les aime. Elle a vraiment une bonne tête.

- C'est une vraie bâtarde, moitié épagneul, moitié labrador.

- C'est incroyable ce qu'elle ressemble à la chienne de Lauren.

Mme Kline en eut presque un vertige, ses traits se crispèrent.

- Vous allez bien, madame ? demanda Arthur en lui prenant la main.

- Vous connaissiez ma fille ?

- C'est la chienne de Lauren, vous êtes sa mère ?

- Vous la connaissiez ?

- Oui, très bien, nous étions assez proches.

Elle n'avait jamais entendu parler de lui et voulut savoir comment ils s'étaient connus. Il déclara être architecte et avoir rencontré Lauren à l'hôpital. Elle l'avait recousu d'une mauvaise coupure faite au cutter. Ils avaient sympathisé, et se voyaient souvent,

« je passais de temps à autre déjeuner avec elle aux urgences, et nous dînions aussi de temps en temps, lorsqu'elle finissait tôt le soir ».

- Lauren n'avait jamais le temps de déjeuner et rentrait toujours tard.

Arthur baissa la tête, silencieux.

- Enfin, Kali semble bien vous connaître en tout cas.

- Je suis désolé de ce qui lui est arrivé, madame, je suis allé la voir souvent à l'hôpital depuis l'accident.

- Je ne vous y ai jamais croisé.

Il lui proposa de faire quelques pas avec elle. Ils marchèrent le long de l'eau, Arthur se risqua à demander des nouvelles de Lauren, arguant qu'il ne s'était pas rendu à son chevet depuis quelque temps.

Mme Kline parla d'une situation stationnaire qui ne laissait plus de place à l'espoir. Elle ne dit rien de la décision qu'elle avait prise, mais décrivait l'état de sa fille dans des termes résolument désespérés.

Arthur marqua un temps de silence, et commença un plaidoyer d'espoir. « Les médecins ne savent rien sur le coma »... « Les comateux nous entendent »...

« Certains sont revenus au bout de sept ans »...

« Rien n'est plus sacré que la vie, et si elle se main-tient en dépit du bon sens, c'est un signe qu'il faut lire. » Même Dieu fut invoqué, « comme Seul apte à disposer de la vie et de la mort ». Mme Kline s'arrêta soudainement de marcher et fixa Arthur dans les yeux.

- Vous n'étiez pas sur mon chemin par hasard, qui êtes-vous et que voulez-vous ?

- Je me promenais là simplement, madame, et si vous trouvez que cette rencontre n'est pas le fruit du hasard, c'est à vous seule à vous poser la question du pourquoi. Je n'ai pas dressé la chienne de Lauren pour qu'elle vienne à moi sans que je l'appelle.

- Que me voulez-vous ? Et que savez-vous pour me balancer vos phrases définitives sur la vie et la mort ? Vous ne savez rien, rien de ce que cela repré-

sente d'être là tous les jours, de la voir inerte, sans qu'un de ses cils ne bouge, de voir sa poitrine se soulever mais de regarder son visage fermé au monde.