- Viens, mon chéri, nous allons être en retard.
Ils descendirent tous les deux le chemin qui menait au petit port.
- Regarde toutes ces petites barques, de toutes les couleurs, on dirait un bouquet de fleurs de mer.
Comme d'habitude, Arthur marcha dans l'eau, décrocha l'embarcation de son anneau et la traîna jusqu'au rivage. Lili y déposa le panier et embarqua.
- Allez, rame, mon chéri.
L'esquif s'éloigna du bord au fur et à mesure que le petit garçon peinait sur les avirons. Alors que la côte se dessinait encore, il les rentra à l'intérieur du petit navire. Lili avait déjà sorti les palangrottes du panier et appâté les hameçons. Comme à l'accoutumée, elle ne lui préparerait que la première ligne ; pour les suivantes, il lui faudrait amorcer tout seul le petit annélide rouge qui se tortillerait dans ses doigts, à son plus grand dégoût. La bobine de liège posée, calée entre ses pieds à même le sol de la barque, il passa le fil de Nylon autour de son index et le jeta à l'eau, lesté de son plomb qui entraînerait à toute vitesse l'appât vers le fond. Si le coin était bon, il remonterait très vite un poisson de roche.
Ils étaient tous deux assis face à face, silencieux depuis quelques minutes, elle le regarda intensé-
ment et lui demanda d'une voix inhabituelle :
« Arthur, tu sais que je ne sais pas nager, que ferais-tu si je tombais à l'eau ? » « Je viendrais te chercher », répondit l'enfant. Lili se mit aussitôt en colère : « C'est stupide ce que tu dis ! » Arthur resta figé par la violence de la réponse.
- Essayer de ramer jusqu'à la terre, voilà ce que tu ferais !
Lili criait.
- Seule ta vie a de l'importance, ne l'oublie jamais, et ne commets jamais l'outrage de jouer avec ce cadeau unique, jure-le !
- Je le jure, avait répondu l'enfant apeuré.
- Tu vois, dit-elle en se radoucissant, que tu me laisserais me noyer.
Alors, le petit Arthur se mit à pleurer. Lili cueillit les larmes de son fils du revers de son index.
- Nous sommes parfois impuissants face à nos désirs, à nos envies ou à nos impulsions, et cela provoque un tourment souvent insoutenable. Ce sentiment t'accompagnera toute ta vie, parfois tu l'oublieras, parfois ce sera comme une obsession.
Une partie de l'art de vivre dépend de notre capacité à combattre notre impuissance. C'est difficile, parce que l'impuissance engendre souvent la peur. Elle annihile nos réactions, notre intelligence, notre bon sens, ouvrant la porte à la faiblesse. Tu connaîtras bien des peurs. Lutte contre elles, mais ne les remplace pas par des hésitations trop longues. Réflé-
chis, décide et agis ! N'aie pas de doutes, l'incapacité d'assumer ses propres choix engendre un certain mal de vivre. Chaque question peut devenir un jeu, chaque décision prise pourra t'apprendre à te connaître, à te comprendre.
Fais bouger le monde, ton monde ! Regarde ce paysage qui s'offre à toi, admire comme la côte est finement ciselée, on croirait de la dentelle, tu vois comme le soleil y fait vivre mille lumières toutes différentes. Chaque arbre oscille à sa vitesse sous les caresses du vent. Tu crois que la nature a eu peur pour inventer autant de détails, autant de den-sité. Mais la plus belle des choses que la terre nous a données, ce qui fait de nous des êtres humains, c'est le bonheur de partager. Celui qui ne sait pas partager est infirme de ses émotions. Tu vois, Arthur, ce petit matin que nous passons ensemble se gravera dans ta mémoire. Plus tard quand je ne serai plus là, tu y repenseras, et ce souvenir sera d'une certaine douceur, parce que nous avons partagé cet instant. Si je tombais à l'eau, tu ne te jet-terais pas pour me sauver, ce serait une bêtise. Ce que tu ferais, c'est me tendre la main pour m'aider à remonter à bord, et si tu échouais et que je me noyais, tu aurais l'esprit en paix. Tu aurais pris la bonne décision de ne pas risquer de mourir inutile-ment, mais tu aurais tout tenté pour me sauver.
Tandis qu'il ramait vers le rivage, elle prit la tête du petit garçon dans ses mains, et l'embrassa tendrement sur le front.
- Je t'ai fait de la peine ?
- Oui, tu ne te noieras jamais si je suis là. Et je plongerai quand même dans l'eau, je suis bien assez fort pour te ramener.
Lili s'éteignit aussi élégamment qu'elle avait vécu. Au matin de sa mort, le petit garçon s'était approché du lit de sa mère :
- Pourquoi ?
L'homme debout près du lit ne dit rien, il leva les yeux et regarda l'enfant.
- On était si proches, pourquoi ne m'a-t-elle pas dit au revoir ? Je n'aurais jamais fait une chose pareille, moi. Toi qui es grand, tu sais pourquoi ?
Dis-moi, il faut que je sache, tout le monde ment toujours aux enfants, les adultes croient que nous sommes naïfs ! Alors toi, si tu es courageux, dis-moi la vérité, pourquoi est-elle partie comme cela pendant que je dormais ?
Il est parfois des regards d'enfant qui vous entraî-
nent si loin dans vos souvenirs, qu'il est impossible de rester sans réponse à la question posée.
Antoine posa ses mains sur ses épaules.
- Elle n'a pas pu faire autrement, on n'invite pas la mort, elle s'impose. Ta mère s'est réveillée au milieu de la nuit, la douleur était terrible, elle a attendu le lever du soleil, et malgré toute sa volonté de rester éveillée, elle s'est endormie doucement.
- C'est de ma faute alors, je dormais.
- Non, bien sûr que non, ce n'est pas comme ça que tu dois voir les choses, tu veux connaître la vraie raison de son départ sans au revoir ?
- Oui.
- Ta maman était une grande dame, et toutes les grandes dames savent s'en aller dignement, laissant à eux-mêmes ceux qu'elles aiment.
Le jeune garçon vit clair dans les yeux émus de l'homme, soupçonnant une complicité qu'il n'avait jusqu'alors que devinée. Il suivit la larme qui glis-sait le long de sa joue, se faufilant à travers la barbe naissante. L'homme passa le dos de sa main sur ses paupières.
- Tu me vois pleurer, dit-il, tu devrais en faire autant, les larmes entraînent les chagrins loin de la peine.
- Je pleurerai plus tard, dit le petit homme, ce chagrin-là me rattache encore à elle, je veux le conserver encore. Elle était toute ma vie.
- Non, mon bonhomme, ta vie est devant toi, pas dans tes souvenirs, c'est là tout ce qu'elle t'a enseigné, respecte cela, Arthur, n'oublie jamais ce qu'elle te disait hier encore : « Tous les rêves ont un prix. » Tu payes de sa mort le prix des rêves qu'elle t'a donnés.
- Ces rêves-là coûtent bien cher, Antoine, laisse-moi seul, dit l'enfant.
- Mais tu es seul avec elle. Tu vas fermer les yeux et tu oublieras ma présence, c'est là la force des émotions. Tu es seul avec toi-même, et c'est désormais une longue route qui commence.
- Elle est belle, n'est-ce pas ? Je croyais que la mort me ferait peur, mais je la trouve belle.
Il prit la main de sa mère, les veines bleues qui se dessinaient sur sa peau si douce et si claire, semblaient décrire le cours de sa vie, long, tumultueux, coloré. Il l'approcha de son visage et caressa lentement sa joue, avant de déposer un baiser au creux de la paume.
Quel baiser d'homme pourrait rivaliser avec tant d'amour ?
- Je t'aime, dit-il, je t'ai aimée comme aime un enfant, maintenant tu seras dans mon cœur d'homme, jusqu'au dernier jour.
- Arthur ? dit Antoine.
- Oui.
- Il y a cette lettre qu'elle a laissée pour toi, je te laisse maintenant.
Une fois seul, Arthur huma l'enveloppe et respira le parfum dont elle s'était imprégnée, puis il la décacheta.