Arthur prit le trousseau que Mme Senard avait laissé sur le bureau. Le porte-clés était une petite boule d'argent rainurée en son milieu, et munie d'un minuscule fermoir. Arthur fit basculer le petit cla-pet, et la boule s'ouvrit, découvrant sur chaque face deux photos miniatures. L'une était de lui lorsqu'il avait sept ans, l'autre de Lili. Arthur referma délicatement le porte-clés.
- Quelles études supérieures comptes-tu faire ?
demanda-t-elle.
- Architecture, je veux devenir architecte.
- Tu n'iras pas à Carmel, retrouver cette maison ?
- Non, pas encore, pas avant longtemps.
- Pourquoi cela ?
- Elle sait pourquoi, c'est un secret.
La directrice se leva et l'invita à en faire de même.
Lorsqu'ils furent près de la porte de son bureau elle le prit dans ses bras et le serra fort contre elle. Dans sa main elle glissa une enveloppe et replia les doigts d'Arthur dessus.
- C'est d'elle, chuchota-t-elle à son oreille, c'est pour toi, elle m'avait demandé de te la remettre à ce moment précis.
Dès qu'elle ouvrit les deux battants de la porte, Arthur sortit et s'engouffra dans le couloir, sans se retourner, serrant les longues et lourdes clés dans une main, la lettre dans l'autre. Il tourna dans le grand escalier, elle referma alors sur elle les deux grandes portes de son bureau.
La voiture parcourait les dernières minutes de cette longue nuit, les phares éclairaient les bandes orange et blanc qui se succédaient entre chaque virage taillé au creux des falaises et chaque ligne droite encadrée d'un marécage et d'une plage déserte. Lauren s'était assoupie, Paul conduisait silencieux, concentré sur la route et plongé dans ses pensées. Arthur profita de ce moment paisible pour sortir discrètement de sa poche la lettre qu'il y avait glissée en prenant le trousseau de longues et grandes clés dans le secrétaire de son appartement.
Lorsqu'il décacheta le pli, une odeur chargée de souvenirs s'en échappa, mélange des deux essences que sa mère composait dans un grand carafon de cristal jaune, au cabochon en argent dépoli. L'arôme évadé de son enveloppe libéra le souvenir qu'il avait d'elle. Il retira la lettre de l'enveloppe et la déplia avec précaution.
Mon grand Arthur,
Si tu lis ces mots c'est que tu t'es enfin décidé à prendre le chemin de Carmel. Je suis bien curieuse de savoir l'âge que tu as maintenant.
Tu as dans les mains les clés de la maison où nous avons passé ensemble de si belles années. Je savais que tu ne t'y rendrais pas tout de suite, que tu attendrais de te sentir prêt à la réveiller.
Mon Arthur, tu vas bientôt franchir cette porte dont le bruit m'est si familier. Tu parcourras chaque pièce emplie d'une certaine nostalgie. Tu ouvriras peu à peu les volets, faisant entrer la lumière du soleil qui va tant me manquer. Il faudra que tu retournes à la roseraie, approche-toi doucement des roses. Pendant tout ce temps elles seront forcément redevenues sauvages.
Tu descendras aussi dans mon bureau, tu t'y installeras. Dans le placard tu trouveras une petite valise noire, ouvre-la si tu en as l'envie, la force.
Elle contient des cahiers remplis des pages que je t'ai écrites chaque jour de ton enfance.
Ta vie est devant toi ; tu en es le seul maître. Sois digne « de tout ce que j'ai aimé ».
Je t'aime d'en haut, et je veille sur toi.
Ta Maman Lili
Lorsqu'ils arrivèrent dans la baie de Monterey, l'aube pointait. Le ciel s'étoffait d'une soie rose pâle, tressée en longs rubans ondulants, qui parfois semblaient joindre la mer à l'horizon. Arthur indiqua le chemin. Des années s'étaient écoulées, il n'avait jamais fait cette route assis à l'avant, et pourtant chaque kilomètre lui semblait familier, chaque clôture, chaque portail dépassé s'ouvrait sur sa mémoire d'enfant. Il fit un signe de la main lorsqu'il fallut quitter la route principale. Après le prochain virage on devinerait les bordures de la propriété.
Paul suivit ses indications ; ils arrivèrent sur un chemin de terre battue par les pluies d'hiver et asséchée par les chaleurs d'été. Au détour d'une courbe, le portique en fer forgé vert se dressa face à eux.
- Nous y sommes, dit Arthur.
- Tu as les clés ?
- Je vais l'ouvrir, va jusqu'à la maison et attends-moi, je descends à pied.
- Elle vient avec toi ou elle reste dans la voiture ?
Arthur se pencha à la fenêtre et d'une voix posée répondit à son ami :
- Mais parle-lui directement !
- Non, je n'aime mieux pas.
- Je te laisse seul, je crois que c'est mieux pour l'instant, enchaîna Lauren à l'attention d'Arthur.
Ce dernier sourit et dit à Paul :
- Elle reste avec toi, veinard !
La voiture s'éloigna, soulevant derrière elle une traîne de poussière. Resté seul, il contempla le paysage qui l'entourait. De larges bandes de terres ocre, plantées de quelques pins parasols ou argentés, de séquoias, de grenadiers et de caroubiers, semblaient couler jusqu'à l'océan. Le sol était jonché d'épines roussies par le soleil. Il emprunta le petit escalier de pierre qui bordait le chemin. À mi-course, il devina les restes de la roseraie sur sa droite. Le parc était à l'abandon, une multitude de parfums mêlés provoquaient à chaque pas une farandole incontrô-
lable de souvenirs olfactifs.
À son passage, les cigales se turent un instant avant de reprendre leur chant de plus belle. Les grands arbres se courbaient aux vents légers du matin. L'océan brisait quelques vagues sur les rochers. Face à lui, il vit la maison endormie, telle qu'il l'avait laissée dans ses rêves. Elle lui semblait plus petite, la façade avait subi quelques dommages mais la toiture était intacte. Les volets étaient clos.
Paul garé devant le porche l'attendait à l'extérieur de la voiture.
- Tu en as mis du temps pour descendre !
- Plus de vingt ans !
- Qu'est-ce qu'on fait ?
Ils installeraient le corps de Lauren dans le bureau au rez-de-chaussée. Il mit la clef dans la serrure et sans aucune hésitation la fit tourner à l'envers, comme il le fallait. La mémoire contient des frac-tions de souvenirs qu'elle sait, sans que l'on sache pourquoi, faire rejaillir à tout instant. Même le son du pêne lui sembla immédiat. Il entra dans le couloir, ouvrit la porte du bureau à gauche de l'entrée, traversa la pièce et ouvrit les persiennes. Volontairement, il ne prêta aucune attention à tout ce qui l'entourait, le temps de redécouvrir ce lieu viendrait plus tard, et il avait décidé de vivre pleinement ces instants-là. Très rapidement les caisses furent déchargées, le corps installé sur le lit-canapé, la perfusion remise en place. Arthur referma les volets à l'espagnolette. Puis il saisit le petit carton marron, et invita Paul à le suivre dans la cuisine : « Je vais nous faire du café, ouvre le carton, je fais chauffer l'eau. »
Il ouvrit le placard au-dessus de l'évier, en sortit un objet en métal, aux formes singulières, composé de deux parties symétriques et opposées. Il commença à le dévisser en faisant tourner chaque moitié en sens inverse.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Paul.
- C'est une cafetière italienne, ça !
- Une cafetière italienne ?
Arthur lui en expliqua le fonctionnement, l'inté-
rêt premier étant qu'il ne fallait pas de filtre en papier et qu'ainsi l'arôme était bien mieux restitué.
On versait deux à trois bonnes cuillères de café dans un petit entonnoir qui se plaçait entre la partie basse, que l'on remplissait d'eau, et la partie haute. On vissait entre eux les deux compartiments et on faisait chauffer le tout sur le feu. L'eau en bouillant remontait, traversait le café contenu dans le petit entonnoir percé, et passait dans la partie supérieure, filtrée seulement par une fine grille en métal. La seule astuce consistait à retirer à temps la cafetière du feu, pour que l'eau n'entre pas en ébullition dans la partie haute, car ce n'était plus de l'eau mais du café et « café bouillu, café foutu ! ». Quand il eut fini son explication Paul siffla :