- Comment cela, « tu crois » ?
Cette valise était un grand mystère. Toute la maison était à lui, sauf le placard où elle était rangée.
Interdit formel d'accès. « Et je t'assure que je n'aurais pas pris le risque ! »
- Où est-elle ?
- Dans le bureau à côté.
- Et tu n'es jamais revenu pour l'ouvrir ? Je ne peux pas le croire !
Elle devait contenir toute la vie de sa mère, il n'avait jamais voulu précipiter ce moment, il s'était dit qu'il devait être adulte et réellement prêt à prendre le risque de l'ouvrir pour comprendre. Devant les plissements de front sceptiques de Lauren, il avoua : « Bon, la vérité c'est que j'ai toujours eu la trouille. »
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, peur que cela change l'image que j'ai gardée d'elle, peur d'être envahi par le chagrin.
- Va la chercher !
Arthur ne bougea pas. Elle insista pour qu'il aille la chercher, il n'avait pas à avoir peur. Si Lili avait mis toute sa vie dans une valise, c'est pour qu'un jour son fils sache qui elle était. Elle ne l'avait pas aimé pour qu'il vive avec le souvenir d'une image :
« Le risque d'aimer, c'est d'aimer autant les défauts que les qualités, ils sont indissociables. Tu as peur de quoi, de juger ta mère ? Tu n'as pas l'âme d'un juge. Tu ne peux pas ignorer ce qu'elle contient, tu enfreins sa loi... Elle te l'a laissée pour que tu saches tout d'elle, pour prolonger ce que le temps ne lui a pas laissé faire, pour que tu la connaisses vraiment, pas seulement en tant qu'enfant, mais avec tes yeux et ton cœur d'homme ! »
Arthur réfléchit quelques instants à ce qu'elle venait de lui dire. Tout en la regardant il se leva, se rendit dans le bureau et ouvrit le fameux placard.
Il contempla la petite valise noire posée face à lui sur l'étagère, en saisit la poignée usée et emmena tout ce passé vers le présent. Revenu dans le petit salon, il s'assit en tailleur à côté de Lauren, ils se regardèrent comme deux enfants qui viendraient de trouver la cassette de Barbe-Rouge. Après avoir pris sa respiration, il fit glisser les deux loquets, et le couvercle s'ouvrit. La valise débordait d'enveloppes de toutes tailles, elles contenaient des lettres, des photos, quelques petits objets, un petit avion en pâte à sel qu'Arthur avait fait pour une Fête des Mères, un cendrier en pâte à modeler, c'était pour un Noël celui-là, un collier en coquillages, sans origine, la cuillère en argent et ses chaussons de bébé.
Une véritable caverne d'Ali Baba. Sur le dessus de la valise, il y avait une lettre pliée scellée par une agrafe. Lili avait écrit ARTHUR en gros. Il la prit et la décacheta.
Mon Arthur,
Te voilà donc dans ta maison. Le temps ferme toutes les blessures, même s'il ne nous épargne pas quelques cicatrices. Dans cette valise tu trouveras tous mes souvenirs, ceux que j'ai de toi, ceux d'avant toi, tous ceux que je n'ai pas pu te raconter, parce que tu étais encore un enfant. Tu découvriras ta mère avec un autre regard, tu apprendras beaucoup de choses, j'ai été ta maman, et j'ai été une femme, avec mes craintes, mes doutes, mes échecs, mes regrets et mes victoires. Pour te donner tous les conseils que je te prodiguais, il a fallu aussi que je me trompe, et cela m'est arrivé souvent. Les parents sont des montagnes que l'on passe sa vie à essayer d'escalader, en ignorant qu'un jour c'est nous qui tiendrons leur rôle.
Tu sais, rien n'est plus complexe que d'élever un enfant. On passe sa vie entière à donner tout ce que l'on croit être juste, tout en sachant que l'on ne cesse de se tromper. Mais pour la plupart des parents, tout n'est qu'amour, même si l'on ne peut pas s'empêcher parfois de quelque égoïsme. La vie n'est pas non plus un sacerdoce. Le jour où j'ai refermé cette petite valise, j'ai craint de te décevoir.
Moi, je ne t'ai pas laissé le temps des jugements de l'adolescence. Je ne sais pas quel âge tu auras lorsque tu liras cette lettre. Je t'imagine un beau jeune homme de trente ans, peut-être un peu plus. Dieu que j'aurais voulu vivre toutes ces années à tes côtés. Si tu savais à quel point l'idée de ne plus te voir le matin quand tu ouvres tes yeux, de ne plus entendre le son de ta voix lorsque tu m'appelles, me laisse vide. Cette idée me fait plus mal que le mal qui m'emporte si loin de toi.
J'ai toujours aimé Antoine d'amour, mais je n'ai pas vécu cet amour. Parce que j'ai eu peur, peur de ton père, peur de lui faire du mal, peur de détruire ce que j'avais construit, peur de m'avouer que je m'étais trompée. J'ai eu peur de l'ordre établi, peur de recommencer, peur que cela ne marche pas, peur que tout cela ne soit qu'un rêve. Ne pas le vivre fut un cauchemar. Nuit et jour je pensais à lui, et je me l'interdisais. Lorsque ton père est mort, la peur a continué, peur de trahir, peur pour toi.
Tout ça fut un immense mensonge. Antoine m'a aimée comme toute femme rêverait d'être aimée au moins une fois dans sa vie. Et je n'ai pas su le lui rendre, à cause d'une lâcheté inouïe. Je m'excusais de mes faiblesses, me complaisais dans ce mélo-drame à quatre sous, et j'ignorais que ma vie passait à toute vitesse et que moi je passais à côté. Ton père était un homme bien, mais Antoine était un homme unique à mes yeux, personne ne me regardait comme lui, personne ne me parlait comme lui ; à ses côtés rien ne pouvait m'arriver, je me sentais protégée de tout. Il comprenait chacune de mes envies, chacun de mes désirs et n'avait de cesse de les satisfaire. Toute sa vie était fondée sur l'harmonie, la douceur, le savoir-donner là où moi je cherchais des batailles comme raison d'exister, et ignorais le savoir-recevoir. J'avais la trouille, je me forçais à croire que ce bonheur était impossible, que la vie ne pouvait pas être aussi douce. Nous avons fait l'amour une nuit, tu avais cinq ans. J'ai porté un enfant, et je ne l'ai pas gardé, je ne le lui ai jamais dit, et pourtant je suis sûre qu'il l'a su.
Il devinait tout de moi.
Aujourd'hui c'est peut-être mieux, à cause de ce qui m'arrive, mais je pense aussi que cette maladie ne se serait peut-être pas développée si j'avais été en paix avec moi-même. Nous avons vécu toutes ces années à l'ombre de mes mensonges, j'ai été hypo-crite avec la vie et elle ne me l'a pas pardonné. Tu en sais déjà plus sur ta maman, j'ai hésité à te dire tout cela, eu peur encore une fois de ton jugement, mais ne t'ai-je pas enseigné que le pire mensonge est de se mentir à soi-même ? Il y a beaucoup de choses que j'aurais voulu partager avec toi, mais nous n'avons pas eu le temps. Antoine ne t'a pas élevé à cause de moi, de toutes mes ignorances.
Lorsque j'ai su que j'étais malade il était trop tard pour faire marche arrière. Tu trouveras plein de choses dans tout ce bazar que je te laisse, des photos de toi, de moi, d'Antoine, ses lettres, ne les lis pas, elles m'appartiennent, elles sont ici car je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer. Tu te deman-deras pourquoi il n'y a pas de photos de ton père, j'ai tout déchiré une nuit de colère et de frustration, j'étais en colère contre moi...
J'ai fait de mon mieux, mon amour, du mieux que pouvait cette femme, avec ses qualités et ses défauts, mais sache que tu as été toute ma vie, toute ma raison de vivre, ce qui m'est arrivé de plus beau et de plus fort. Je prie pour que tu connaisses un jour le ressentir unique qu'est celui d'avoir un enfant, tu comprendras bien des choses.
Ma plus grande fierté aura été d'être ta Maman, pour toujours.
Je t'aime.
Lili
Il replia la lettre et la remit sur la valise. Lauren le vit pleurer, elle s'approcha de lui et cueillit les larmes du revers de son index. Surpris, il releva les yeux, et toute sa peine fut lavée par la tendresse de son regard. Puis son doigt glissa vers le menton d'un mouvement de balancier. A son tour il posa sa main sur sa joue, puis autour de sa nuque, rapprocha son visage du sien. Lorsque leurs lèvres se frôlèrent, elle recula.