- Un rapport avec l'appartement ? ajouta Nathalia.
Non plus, enchaîna l'inspecteur, il était locataire et d'après l'agence immobilière c'était un pur hasard qu'il échoue là. Il était sur le point d'en signer un autre sur Filbert, et c'est un employé zélé de l'agence qui avait tenu absolument à lui montrer celui-ci « qui venait de rentrer dans leur stock »...
juste avant qu'il ne signe. « Tu sais le genre zazou un peu coquette qui veut mettre ses clients en confiance, en s'investissant vraiment. »
- Donc aucune préméditation avec l'adresse.
- Non, c'est une vraie coïncidence.
- Alors est-ce que c'est vraiment lui ?
« Non, on ne peut pas dire », dit-il laconique, aucun des éléments pris séparément ne justifiait qu'il soit impliqué. Mais l'imbrication des pièces du puzzle était troublante. Cela étant dit, sans mobile, Pilguez ne pourrait rien faire. « On ne peut pas inculper un type parce qu'il loue depuis quelques mois l'appartement d'une femme qui s'est fait enlever en début de semaine. Enfin je vais avoir du mal à trouver un procureur qui me suive. » Elle lui soumit l'idée de l'interroger et de le faire craquer
« sous une lampe ». Le vieux flic ricana.
- J'imagine bien le début de mon interrogatoire : Monsieur, vous louez l'appartement d'une jeune femme dans le coma qui a été enlevée dans la nuit de dimanche à lundi. Vous avez rétabli l'eau et l'électricité dans votre maison de campagne le vendredi qui précédait le crime. Pourquoi ? Et là, le type te braque droit dans les yeux et te dit qu'il n'est pas tout à fait sûr d'avoir compris le sens de ta question. Tu n'as plus qu'à lui dire franchement qu'il est ta seule piste, et que ça t'arrangerait drô-
lement qu'il ait fait le coup.
- Prends deux jours et file-le !
- Sans une requête du procureur, tout ce que je ramènerai sera nul et non avenu.
- Pas si tu ramènes le corps et qu'il est encore en vie !
- Tu crois que c'est lui ?
- Je crois à ton flair, je crois aux indices, et je crois que quand tu fais cette tête-là, c'est que tu sais que tu as ton coupable mais que tu ne sais pas encore comment l'attraper. George, le plus important c'est de retrouver la fille, même dans le coma c'est un otage, paie la note et va à la campagne !
Pilguez se leva, embrassa Nathalia sur le front, déposa deux billets sur la table et sortit dans la rue d'un pas pressé.
Durant les trois heures trente qui le conduisirent à Carmel, il ne cessa de chercher un mobile, puis de réfléchir à la façon dont il approcherait sa proie, sans l'effrayer, sans éveiller son attention.
Petit à petit la maison reprenait vie. Comme ces dessins que les enfants mettent en couleurs en s'efforçant de ne pas dépasser les traits, Arthur et Lauren entraient dans chaque pièce, en ouvraient les volets, ôtaient les housses qui recouvraient les meubles, dépoussiéraient, astiquaient, et ouvraient placard après placard. Et petit à petit les souvenirs de la maison se muaient en instants présents. La vie reprenait ses droits. Ce jeudi le ciel était couvert et l'océan semblait vouloir briser les rochers qui lui barraient la route en bas du jardin. À la fin de la journée Lauren s'installa sous la véranda et contempla le spectacle. L'eau était devenue grise, charriant des amas d'algues mariées à des entrelacs d'épines.
Le ciel avait viré au mauve, puis au noir. Elle était heureuse, elle aimait quand la nature se décidait à piquer une colère. Arthur avait fini de mettre de l'ordre dans le petit salon, dans la bibliothèque, et dans le bureau de sa mère. Demain, ils attaqueraient l'étage et ses trois chambres.
Il s'assit sur les coussins qui recouvraient le rebord de la baie vitrée et regarda Lauren.
- Tu sais que cela fait neuf fois que tu changes de tenue depuis l'heure du déjeuner.
- Je sais, c'est à cause de ce magazine que tu as acheté, je n'arrive pas à me décider, je trouve tout superbe.
- Ta façon de faire des courses ferait rêver toutes les femmes de la terre.
- Attends, tu n'as pas vu l'encart central !
- Que dit l'encart central ?
- Il ne dit rien, c'est un spécial lingerie féminine.
Arthur assista au défilé le plus sensuel qui soit offert à un homme. Plus tard, dans la tendresse d'un amour accompli, le corps et l'âme apaisés, ils restèrent blottis dans l'obscurité à regarder l'océan. Ils s'endormirent enfin, bercés par le ressac.
Pilguez était arrivé à la tombée de la nuit. Il descendit au Carmel Valley Inn. La réceptionniste lui remit les clés d'une grande chambre qui faisait face à la mer. Elle se situait dans un bungalow, tout en haut du parc qui domine la baie, et il dut reprendre sa voiture pour s'y rendre. Il était à peine en train de défaire son sac lorsque les premiers éclairs déchirèrent le ciel ; il réalisa qu'il habitait à trois heures et demie de route et ne s'était jamais donné le temps de venir voir cela. À cet instant précis, il eut envie d'appeler Nathalia, pour partager ce moment, ne pas le vivre seul, il décrocha le combiné, inspira et le reposa doucement, sans avoir composé le numéro.
Il commanda un plateau, s'installa devant un film et fut saisi par le sommeil, bien avant vingt-deux heures.
Aux premières heures du matin le soleil avait réussi à briller suffisamment en se réveillant pour terroriser tous les nuages, partis sans demander leur reste. Une aube humide naissait autour de la maison.
Arthur se réveilla allongé dans la véranda. Lauren dormait à poings fermés. Dormir était nouveau pour elle. Des mois durant elle n'avait pu le faire, ce qui rendait ses journées terriblement longues. En haut du jardin, caché derrière le talus qui borde le portail, George espionnait, armé d'une paire de jumelles longues focales, offertes pour ses vingt ans de service. Vers onze heures, il vit Arthur remonter le parc dans sa direction. Son suspect bifurqua au droit de la roseraie et ouvrit la porte du garage.
Lorsqu'il y entra, Arthur se trouva face à une housse couverte de poussière. Il la souleva, dévoi-lant les formes d'un vieux break Ford 1961. Sous sa bâche, il avait des allures de véhicule de collection. Arthur sourit en pensant aux manies d'Antoine.
Il contourna la voiture et ouvrit la portière arrière gauche. L'odeur de vieux cuir emplit ses narines. Il s'installa sur la banquette, ferma la porte, puis ses yeux, et se souvint d'un soir d'hiver, devant Macy's à Union Square. Il vit l'homme à l'imperméable, celui qu'il avait failli abattre d'un coup de fusil intergalactique et qui fut sauvé in extremis par la tendre naïveté de sa mère : elle s'était interposée dans son axe de tir. Le désintégrateur atomique maquillé en allume-cigare devait certainement être encore chargé. Il eut une pensée pour ce père Noël de 1965, coincé avec son train électrique dans les tuyaux du chauffage central.
Il lui semblait entendre le bruit du moteur ron-ronner, il ouvrit la fenêtre, y passa la tête et sentit ses cheveux partir en arrière soulevés par le vent qui soufflait dans ses souvenirs, il mit sa main au-dehors, bras à moitié tendu, et joua avec elle puisqu'elle était devenue un avion, il l'inclina pour modifier sa prise à l'air, la sentant tantôt s'élever vers le toit du garage, tantôt faire un piqué.
Lorsqu'il rouvrit les yeux il vit un petit mot accroché sur le volant.
«Arthur, si tu veux la faire démarrer, tu trouveras un chargeur de batterie sur l'étagère de droite.
Donne deux coups d'accélérateur avant de mettre le contact pour faire venir l'essence. Ne t'étonne pas si elle part au quart de tour, c'est une Ford 1961, et c'est normal. Pour regonfler les pneus, le compresseur est dans sa boîte, sous le chargeur. Je t'embrasse. Antoine. »
Il sortit de la voiture, referma la portière et se dirigea vers l'étagère, c'est là dans un coin du garage qu'il vit la barque. Il s'en approcha, la caressa du bout des doigts. Sous la banquette en bois il trouva une palangrotte, la sienne, le fil vert embobiné autour de la plaque de liège qui se terminait par un hameçon rouillé. L'émotion le saisit et il dut se plier sur ses genoux. Il se redressa, prit le chargeur, ouvrit le capot de la vieille Ford, brancha les cosses et mit la batterie en charge. En quittant le garage il ouvrit en grand les portes coulissantes.