George avait ouvert son carnet et prenait des notes. Il ne quittait pas son suspect des yeux. Il le vit préparer la table sous la tonnelle, s'installer, déjeuner, puis débarrasser son couvert. Il fit une pause sandwich lorsque Arthur s'assoupit sur les coussins, à l'ombre du patio. Il le suivit lorsqu'il se rendit de nouveau au garage, entendit le bruit du compresseur et plus nettement celui du V6 se mettre en marche après deux toussotements. Il salua du regard la voiture lorsqu'elle descendit près du porche, décida de rompre sa veille et se rendit au village glaner quelques informations sur cet étrange personnage. Vers vingt heures il rejoignit sa chambre et téléphona à Nathalia.
- Alors, dit-elle, où en es-tu ?
- Nulle part. Rien d'anormal. Enfin presque. Il est seul, il fait des tas de trucs toute la journée, il astique, il bricole, il fait des pauses déjeuner et dîner. J'ai interrogé les commerçants. La maison appartenait à sa mère, décédée depuis des années.
La baraque a été habitée par le jardinier jusqu'à sa mort. Tu vois, ça ne me fait pas vraiment avancer.
Il a le droit de rouvrir la maison de sa mère quand ça lui chante.
- Alors pourquoi presque ?
- Parce qu'il a des attitudes bizarres, il parle tout seul, il se comporte à table comme s'ils étaient deux, parfois il reste face à la mer avec le bras en l'air pendant dix minutes. Hier soir il s'est enlacé tout seul sous le patio.
- Comment ça ?
- Comme s'il roulait une pelle langoureuse à une nana, sauf qu'il était tout seul !
- Il revit peut-être ses souvenirs à sa façon ?
- Il y a beaucoup de peut-être chez mon can-didat !
- Tu y crois toujours à cette piste ?
- Je ne sais pas, ma belle, mais en tout cas il y a quelque chose d'étrange dans son comportement.
- Quoi donc ?
- Il est incroyablement calme pour un coupable.
- Donc, tu y crois toujours.
- Je me donne encore deux jours et je rentre.
Demain je vais faire une incursion à terrain découvert.
- Fais attention à toi !
Il raccrocha, songeur.
Arthur caressait le clavier du long piano du bout des doigts. Bien que l'instrument n'eût plus ses harmonies d'antan, il s'était mis à retravailler le clair de lune de Werther, évitant quelques notes devenues trop discordantes. C'était le morceau préféré de Lili. Tout en jouant il s'adressa à Lauren qui s'était assise sur le rebord de la fenêtre, comme elle aimait à le faire : une jambe allongée sur le rebord, l'autre repliée au-dedans, le dos collé contre le mur.
- Demain j'irai faire des courses en ville, je fer-merai la maison avant. Nous n'avons presque plus rien.
- Arthur, tu comptes renoncer à toute ta vie pendant combien de temps ?
- C'est obligatoire d'avoir cette discussion maintenant ?
- Je vais rester dans cet état pendant peut-être des années et je me demande si tu réalises dans quoi tu t'es engagé. Tu as ton travail, tes amis, des responsabilités, ton monde.
- C'est quoi mon monde ? Moi je suis de tous les villages. Je n'ai pas de monde, Lauren, nous sommes là depuis moins d'une semaine et je n'ai pas pris de vacances depuis deux ans, alors donne-moi un peu de temps.
Il la prit dans ses bras et fit mine de vouloir s'endormir.
- Si, tu as un monde. Nous avons tous notre univers. Pour que deux êtres vivent l'un de l'autre, il ne suffit pas qu'ils s'aiment, il faut qu'ils soient compatibles, il faut qu'ils se rencontrent au bon moment. Et pour nous ce n'est pas véritablement le cas.
- Je t'ai dit que je t'aimais ? reprit-il d'un ton timide.
- Tu m'as donné des preuves d'amour, dit-elle, c'est beaucoup mieux.
Elle ne croyait pas au hasard. Pourquoi était-il la seule personne sur cette planète avec qui elle puisse parler, communiquer ? Pourquoi s'étàient-ils entendus comme cela, pourquoi avait-elle cette sensation qu'il devinait tout d'elle ?
- Pourquoi me donnes-tu le meilleur de toi, en recevant si peu de moi ?
- Parce que si vite et si soudainement tu es là, tu existes, parce qu'un moment de toi c'est déjà immense. Hier est passé, demain n'existe pas encore, c'est aujourd'hui qui compte, c'est le pré-
sent.
Il ajouta qu'il n'avait plus d'autre choix que de tout faire pour ne pas la laisser mourir...
Mais justement, Lauren avait peur de « ce qui n'existait pas encore ». Arthur pour la rassurer lui dit que le jour suivant serait à l'image de ce qu'elle voudrait en faire. Elle vivrait au gré de ce qu'elle donnerait d'elle et de tout ce qu'elle accepterait de recevoir. « Demain est un mystère, pour tout le monde, et ce mystère doit provoquer le rire et l'envie, pas la peur ou le refus. » Il posa un baiser sur ses paupières, prit sa main dans la sienne, se colla contre son dos. La nuit profonde se leva sur eux.
Il était en train de ranger le coffre de la vieille Ford lorsqu'il aperçut les traînées de poussière en haut du parc. Pilguez descendait le chemin sans ménagement, il arrêta sa voiture devant le porche.
Arthur l'accueillit les bras chargés.
- Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ? demanda Arthur.
- Je viens de Monterey, l'agence immobilière m'a indiqué cette maison comme inoccupée, je cherche à acheter dans le coin, alors je suis venu voir, mais apparemment elle a déjà été revendue, je suis arrivé trop tard.
Arthur répliqua qu'elle n'avait été ni achetée ni à vendre, c'était la maison de sa mère, il venait de la rouvrir. Accablé par la chaleur il lui proposa une limonade que le vieux flic déclina, il ne voulait pas le retenir. Arthur insista et lui proposa de prendre place sous la véranda, il revenait dans cinq minutes.
Il referma le hayon du break, se rendit à l'intérieur de la maison et revint avec un plateau, deux verres et une grande bouteille de citronnade.
- C'est une belle maison, enchaîna Pilguez, il ne doit pas y en avoir beaucoup comme ça dans la région ?
- Je ne sais pas, je ne suis pas revenu depuis des années.
- Qu'est-ce qui vous a fait revenir tout à coup ?
- Le temps était venu, je crois, j'avais grandi ici, et depuis la mort de maman, je n'avais jamais trouvé la force de revenir, et puis tout à coup cela s'est imposé.
- Comme ça, sans raison particulière ?
Arthur était mal à l'aise, cet homme inconnu lui posait des questions bien trop personnelles, comme s'il savait quelque chose qu'il ne voulût pas dévoiler. Il s'en ressentit manipulé. Il ne fit pas la liaison avec Lauren, et pensa avoir plutôt affaire à un de ces promoteurs qui tentent de créer des liens avec leurs futures victimes.
- En tout cas, enchaîna-t-il, je ne m'en séparerai jamais !
- Vous avez bien raison, une maison de famille cela ne se vend pas, je considère même que c'est un sacrilège.
Arthur eut quelques soupçons, et Pilguez sentit qu'il était temps de faire marche arrière. Il allait le laisser aller faire ses courses, d'ailleurs lui aussi devait se rendre au village « pour chercher une autre maison ». Il le remercia chaleureusement pour son accueil et la collation. Ils se levèrent tous les deux, Pilguez monta dans sa voiture, mit le moteur en marche, salua de la main et disparut.
- Qu'est-ce qu'il voulait ? demanda Lauren qui venait d'apparaître sous le porche.
- Acheter cette maison, à l'entendre.
- Je n'aime pas ça.
- Moi non plus, mais je ne sais pas pourquoi.