Выбрать главу

Mathieu lève la main et remarque :

— Il aurait pu parler des profs qui choisissent ce métier pour les vacances et qui n’en ont rien à faire de nous.

Mathieu est un habitué de la provocation, mais M. Rossi n’est pas du genre à se laisser prendre à son petit jeu.

— C’est juste, Mathieu. Akshan Palany aurait également pu élargir son propos à tous ceux qui occupent un poste sans en assumer les devoirs. Tu as parfaitement raison de relever les dysfonctionnements des individus et des systèmes, mais vous devez aussi tous en profiter pour réfléchir à votre place dans ce qui vous entoure. Pourquoi êtes-vous à l’école ?

— On n’a pas demandé à y être ! plaisante Antoine.

Tout le monde rigole.

— C’est vrai, répond M. Rossi. Vous n’avez pas non plus demandé à naître, ni à être un garçon ou une fille, ou à grandir dans ce pays plutôt qu’un autre. Forts de ce constat, vous en arrivez à votre premier choix de vie : soit vous vous considérez comme des victimes de ce qui vous est imposé, soit vous vous demandez ce que vous allez en faire. Quelle place voulez-vous tenir ? Que demandez-vous à ce monde ? Quelle sera votre contribution ? Et ces questions, vous devez vous les poser maintenant. C’est à votre âge que tout se joue. Si vous êtes capables de voir ce qui ne va pas, vous êtes probablement capables de l’améliorer.

Raphaël intervient :

— Ce n’est pas notre faute si tout va de travers ! Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Nous n’avons même pas encore le droit de vote !

— Parfaitement exact. Pourtant, cette excellente excuse ne vous dédouane pas de tout. Nos sociétés sont organisées de telle manière que les plus jeunes individus sont libérés de toute charge pour avoir le temps d’apprendre et de développer leurs facultés. N’oubliez pas que, sur notre planète, 60 % des jeunes de votre âge sont déjà au travail, parfois depuis plus de dix ans, pour un salaire mensuel qui n’égale même pas le prix d’une de vos barres chocolatées. Ces mêmes individus ont une espérance de vie trois fois inférieure à la vôtre. Le système dont vous bénéficiez attend de vous que vous consacriez une part de votre temps et de votre esprit à apprendre une partie des savoirs accumulés par les générations précédentes. Et sur cette base, tous les actifs du pays financent des établissements et des enseignants chargés de vous aider à valoriser votre potentiel.

— C’est loin d’être aussi joli dans la réalité ! s’exclame Olivia.

— Personne ne dit que le système est parfait, mais il a le mérite d’exister. Vous êtes mieux dans ce lycée qu’à bosser dans une usine de teinture de vêtements à bas prix, une mine de soufre, ou devant un petit tas de fils glanés dans une décharge dont vous faites brûler le plastique en vous asphyxiant pour récupérer le métal qu’une usine vous reprendra contre un morceau de biscuit… Le fait de vous laisser ce temps, de vous permettre de remplir cette mission, n’est pas un dû. C’est une décision de civilisation. Aucune espèce animale vivant sur cette planète ne laisse glander ses petits pendant le premier quart de leur vie, ou alors c’est pour mieux les manger ensuite… Que faites-vous de ce temps ? Certains engrangent du savoir et des forces mais, sans doute à cause de l’époque et des valeurs que l’on vous propose, beaucoup d’entre vous considèrent que l’école est un fardeau et font tout ce qu’ils peuvent pour s’y soustraire. Je ne sais pas si Akshan Palany serait d’accord avec moi, mais je crois que c’est une erreur fondamentale. Comme les profs qui ne font pas leur travail par vocation, vous oubliez votre mission. J’ignore par quelle perversion on vous a laissés vous convaincre que vous êtes ici contraints et forcés, pauvres victimes d’un affreux système méchant et cruel qui vous empêche d’écouter de la musique, de vous envoyer des milliers de messages inutiles ou de regarder des émissions télé stupides entrecoupées de pubs pour des cochonneries que des gens qui, eux, ont fait des études, cherchent à vous fourguer.

— C’est dans les programmes ce que vous nous racontez là ? interroge Dorian.

— Bonne question. Vous dire tout cela représente un risque pour moi. Vous allez peut-être m’en vouloir. Il est possible que des parents viennent se plaindre que je vous bourre le crâne avec des idées révolutionnaires, mais je crois pourtant que c’est ma mission. J’essaie de vous apprendre à vous poser des questions. Je pourrais me contenter de vous débiter les théories de Keynes, de Grossmann, ou de vous parler des mécanismes du microcrédit. Mais je m’efforce de relier notre sujet à la vraie vie. J’essaie de vous nourrir. Avez-vous faim ? Ou êtes-vous déjà trop gavés de jeux vidéo, d’émissions télé, d’informations futiles qui vous remplissent l’estomac sans vous nourrir, exactement comme la mauvaise bouffe que vous aimez tant ?

— Pourquoi prenez-vous ce risque ? demande Olivia.

— Ta question est terrifiante, et j’espère que tu comprendras ma réponse. Je prends ce risque parce que j’essaie de bien faire mon métier. Je n’ai pas choisi de devenir prof pour les vacances. Je suis devant vous parce que j’y crois. Étant donné ce que je suis et mon parcours, c’est — j’en suis convaincu — ma place. Nous sommes encore quelques-uns dans ce cas. C’est avec nous que vous passez le plus de temps. Je vous vois davantage que vos parents. C’est avec vos copains, là, ensemble, dans cette classe, que vous découvrez la vie. Vos premiers amis, vos premiers ennemis, vos premiers modèles, vos premières amours, vous les avez tous eus ou vous les aurez à l’école. Vous n’êtes pas n’importe où. Vous n’êtes pas dans une prison. Vous êtes au début de votre existence.

Pour une fois, personne ne regarde dehors, personne ne fait ses maths pour le cours d’après, personne ne dessine. Tout le monde a les yeux rivés sur M. Rossi. Ça n’arrive jamais. D’accord ou pas avec ce qu’il dit, tout le monde se sent concerné. Il reprend :

— Chaque graine qui pousse est un miracle. De sa germination à sa maturité, elle est à la merci de beaucoup de dangers. Un oiseau peut la gober, quelqu’un peut marcher dessus, elle peut geler ou s’assécher parce qu’une plante voisine lui prend l’eau dont elle a besoin. Chaque arbre adulte est un rescapé chanceux face à tout cela. Je vous souhaite à tous de devenir de grands arbres majestueux. Mais vous, contrairement à la graine dans la forêt, vous avez la faculté d’agir, de choisir et d’évoluer. Ceux qui ont vécu avant vous, pour les plus nobles, ont permis cela en faisant évoluer leur temps afin de rendre le vôtre meilleur. C’est aujourd’hui votre tour. Vivez, ayez votre âge, soyez fous, mais ne perdez jamais de vue la réalité. Je sais que ce n’est pas facile étant donné ce que l’on vous donne à voir, mais soyez plus forts que ce décor vulgaire qui vous cache la vraie vie. Ne gâchez pas ce temps qui vous est offert et tâchez de survivre. C’est votre mission pour le moment. Ensuite, vous vous choisirez vos engagements par vous-mêmes.

— Quand on a une mission, on est payé pour, objecte Théo.

— Faux. Tes parents ne sont pas payés pour t’élever, et c’est pourtant une vraie mission. Celui qui t’aide à trouver ton chemin dans la rue, l’ami qui te console, la femme qui te supporte, tout ce qu’il y a de plus important dans la vie n’est jamais rémunéré. Elle est triste, cette logique de contrepartie. Vous n’avez rien payé pour être vivants, et vous l’êtes pourtant. Un jour, les plus humains d’entre vous découvriront que c’est une chance et que, littéralement, elle n’a pas de prix. En attendant, je vous invite sincèrement à vous interroger sur le fonctionnement du monde et la place que vous souhaitez y tenir. Ne vous dites pas que ce dont nous venons de parler n’a rien à voir avec l’économie. Consommer, c’est choisir, c’est voter, c’est échanger son pouvoir avec ceux dont on devient dépendant. Exister, c’est savoir ce que l’on donne et ce que l’on prend. Il serait réducteur de ramener l’économie à une simple affaire de bénéfice ou de perte. La conscience et l’aptitude au choix sont deux critères qui sous-tendent tout ce que l’on fait. Méditez là-dessus. Je suis là si vous avez des questions.