Pour une fois, c’est le prof qui remballe ses affaires le premier et qui sort avant tout le monde. M. Rossi termine toujours ses cours par cette phrase : « Je suis là si vous avez des questions. » Personne n’est jamais allé lui en poser.
On finit quand même par bouger. Pauline s’approche :
— Tu as vu, Manon n’est pas là. Tu sais ce qu’elle a ?
— Non. Je la vois moins depuis qu’elle est avec Malik.
— Elle ne répond ni sur son portable, ni aux SMS…
La tête encore chamboulée par le cours de M. Rossi, on se retrouve dans le hall, un peu hagards. Il y a clairement deux camps : ceux qui rejettent son propos parce qu’il les remet en cause, et les autres qui se posent des questions. Même si peu en parlent, il est clair que tout le monde y pense. Alors que nous sommes en pleine phase d’orientation, l’idée d’avoir à choisir sa voie résonne en nous. Mais en matière d’orientation, on nous demande plus de cocher des petites cases et de choisir parmi des voies prétracées que de penser nos vies… Beaucoup ne savent pas ce qu’ils veulent faire. La plupart sont décidés à continuer leurs études le plus loin et le plus haut possible. Certains ont déjà des critères plus précis et veulent gagner de l’argent, ou voyager, ou ne pas se prendre la tête, ou même les trois à la fois ! Akshan Palany dirait sans doute que ceux-là ne pensent déjà plus à leur mission avant même de l’avoir commencée…
On a décidé de passer notre heure d’étude au CDI pour avancer sur la préparation du TP de chimie. Il y a encore du boulot. En montant l’escalier, je discute avec Léa quand, brusquement, je me fais bousculer par quelqu’un qui descend. J’ai l’impression que ce gros balourd s’est accroché à mon sac. Je manque de perdre l’équilibre et me retourne pour me dégager. Je tombe nez à nez avec un autre terminale, aussi grand que moi alors qu’il est deux marches en dessous. Il ne m’a pas bousculée ; il m’a attrapée par mon blouson et me retient.
— Tu es bien la fille du chien de garde du centre commercial ?
Il a le regard mauvais.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Ton père a encore fait embarquer mon grand frère hier, et on commence à en avoir marre. Alors dis-lui de nous lâcher sinon t’auras des problèmes…
Je suis sous le choc.
— Je ne connais même pas ton nom…
— Cherche pas. Il a pas dû en faire coffrer des dizaines hier. Passe-lui le message et t’occupe pas du reste.
Léa s’en mêle :
— Non mais ça va pas d’agresser ma copine comme ça !
— Reste en dehors de ça.
Le type me relâche et pointe vers moi un doigt menaçant. À peine a-t-il tourné les talons que je me mets à trembler comme une feuille.
— Quel débile ! s’énerve Léa.
Ce n’est pas la première fois que l’on me reproche les activités de mon père, mais ça n’avait jamais été aussi violent et aussi menaçant. Qu’est-ce que je vais faire ?
8
Je suis dans la file d’attente de la cantine avec Léa, Pauline et Vanessa. Elles discutent, mais je ne les écoute pas. Les mots de M. Rossi me résonnent dans la tête. En général, on mange le plus tard possible pour éviter la cohue. J’attrape un plateau mouillé et je me retrouve devant le présentoir des desserts. Difficile de penser à de grandes choses devant le rail d’un self-service. Tout le monde pousse son plateau en saisissant les assiettes au passage. Les bras se tendent, comme des robots sur une chaîne. C’est tout un univers, le tintement des couverts sans cesse manipulés, la lumière clinique, le choc des plats, le raclement des spatules dans les grandes gamelles en inox, les dames du service avec leur charlotte sur la tête, les plaisanteries des chefs dans leur habit blanc, les odeurs mêlées de ce qui a cuit, frit ou brûlé… Au bout du rail, juste après le pain, une femme nous tend des pommes bien rouges en insistant chaque fois que l’un de nous passe devant elle pour que l’on mange des fruits. Je ne sais pas si c’est la couleur de la pomme ou sa tête, mais elle me fait penser à la sorcière de Blanche-Neige.
À peine installée, Vanessa picore du bout de sa fourchette. Si Valentin arrive, je parie qu’il viendra s’asseoir avec nous. Il ne le fera pas pour notre conversation, mais parce qu’il sait qu’aucune de nous ne finit jamais son plateau et qu’il a très faim…
J’aperçois Manon qui entre dans le réfectoire. Elle est seule, la tête basse, et se cherche une table à l’écart.
— Excusez-moi les filles, je reviens…
En contournant deux travées, je la rejoins.
— Salut ! On était super inquiets pour toi. Ça va ?
— Pas trop.
— Viens manger avec nous.
— C’est gentil, mais je n’ai pas très faim.
Effectivement, sur son plateau, il n’y a qu’un yaourt et une pomme rouge bien brillante. Je sais ce que les sept nains diraient, mais je crois que Manon n’a pas envie de rire.
— Tu préfères que je te laisse ?
— Comme tu veux.
J’hésite. Elle s’assoit. J’entends Léa qui rigole derrière. Manon ne me regarde même pas. Tout à coup, elle lâche :
— Mes parents vont divorcer. Ils nous l’ont annoncé hier soir. Ils veulent vendre la maison. C’est horrible. Mon grand frère ne veut pas quitter la région parce qu’il a une copine et un nouveau travail dans le coin. Ils ont prévu que je suive maman. Je ne sais pas où elle va m’embarquer. Parti comme c’est, je ne vais même pas finir l’année ici…
Elle a tout balancé dans un souffle, comme un flot trop longtemps contenu qui se déverse après qu’une digue a cédé. Malgré ses efforts pour se retenir, elle se met à pleurer. C’est étrange, Manon est sans doute l’une des plus mûres d’entre nous, l’une des plus élégantes aussi. Sobre, soignée, elle fait toujours très attention à son vocabulaire et à ses manières. En la voyant pleurer, le personnage qu’elle s’est construit s’efface et la petite fille ressurgit. Elle ne fait plus semblant, elle ne contrôle plus, elle a trop mal. Son visage d’habitude si joli est déformé par l’émotion qui la dévaste. Elle n’est pas laide, elle est émouvante. J’ai envie de lui saisir la main, mais je n’ose pas.
— Ne garde pas tout ça pour toi, lui dis-je. Raconte-moi. On est amies…
Elle renifle, commence à se reprendre. La petite fille disparaît peu à peu derrière les apparences.
— Pas ici. Je n’ai pas envie que l’on me voie craquer.
— Alors viens, je sais où nous pouvons aller. Personne ne nous dérangera.
Dans le lycée, il existe un lieu que notre petite bande est la seule à connaître. Nous avons été les premiers à le découvrir, et c’est sans doute le secret le mieux gardé de notre clan. On va s’y réfugier quand on veut être tranquilles. C’est Romain qui en garde la clé, et il ne m’a pas fallu longtemps pour le trouver. Pendant ce temps-là, Léa escorte Manon, qui n’y est jamais allée. On a rendez-vous au dernier palier de l’escalier sud du bâtiment B. À l’heure du repas, les étages sont toujours déserts.