Je repense à tout ce qu’a dit M. Rossi. Qu’est-ce que j’attends de la vie ? Quelle sera ma contribution au monde ? Sans voir si grand, si déjà je pouvais être utile à ceux que j’aime, ce serait pas mal… Je songe aussi à Manon et au divorce de ses parents. Quelle serait ma réaction si cela arrivait à notre famille ? Comment savoir ? Je préfère considérer comme une chance le fait de ne pas avoir à me poser la question. Comme Manon, je détesterais partir d’ici. Je serais capable de n’importe quoi pour empêcher que cela se fasse. Ici, trop de choses comptent pour moi. J’aime cette maison, j’y ai tous mes souvenirs, mais ce sont surtout les gens qui me manqueraient. Je crois que je tiens plus aux gens qu’aux lieux. Si tous ceux auxquels je tiens tellement déménageaient, je les suivrais sans rien regretter. Mon pays, c’est ma famille et mes amis, sans oublier le petit bout de chat que je suis en train d’installer sur le lit, lové dans un de mes sweats. Flocon ne se rend même pas compte que je le déplace. Quand il se réveillera, il ne se souviendra de rien et il se consacrera uniquement à ce qu’il aura devant lui. Pour lui, seul le présent compte. C’est peut-être ça la force des enfants. Ils ne songent qu’à l’instant, en attendant que le futur se présente à eux. Ce sont souvent les vieux qui parlent du passé. Avant, je ne pensais jamais au passé. Maintenant, ça m’arrive. Est-ce que ça veut dire que je suis vieille ?
Je me penche pour regarder Flocon dormir. J’adore ses petites moustaches et les grands poils tout doux qui lui sortent des oreilles. Maintenant que j’y pense, mon oncle Michel a aussi des petites moustaches et des poils qui lui sortent des oreilles, mais les siens me dégoûtent. Comme quoi, suivant le cas, une même chose peut vous faire fuir ou vous faire fondre. Flocon bouge une de ses pattes. Il est si mignon. Je m’en sens responsable. Peut-être parce que je l’ai sauvé. Il doit y avoir autre chose, parce que je me sens responsable de tous ceux que j’aime, et pourtant je n’en ai sauvé aucun. Quand il me parlait de son ancien métier, mon père disait que, pour bien protéger, il faut aimer.
L’image du garçon qui m’a menacée me revient brutalement en mémoire. Il me fait peur. Je n’ai osé en parler ni à maman, ni à mon père. Ce soir, en plus, on s’est accrochés parce que j’ai osé me plaindre qu’il n’y avait jamais les gâteaux que j’aime dans le placard. C’est toujours rempli de gros biscuits, de cookies dégoulinants de chocolat et autres spécialités industrielles écœurantes. C’est idéal pour Lucas et le chien mais moi, si j’en mange seulement un demi, je prends trois kilos. Je n’ai vraiment pas besoin de ça. Depuis que mon père a pris ce poste au centre commercial, je n’arrive plus à lui parler comme avant. Je crois que je lui en veux un peu. Il est directeur de la sécurité. Je n’aime pas ce genre de travail. Avant, il était à la sécurité civile, il sauvait des gens. J’en étais très fière. Sur mon bureau, j’avais une photo de moi dans ses bras quand j’avais 5 ans. Il portait sa combinaison d’intervention noir et orange et je souriais en le serrant de toutes mes forces. La photo est désormais dans un tiroir et quand on me demande ce que fait mon père, je m’arrange pour noyer le poisson… Je ne sais pas pourquoi il a changé de poste. On n’en a jamais parlé.
L’image d’Axel s’impose à moi. J’aime penser à lui. Je voudrais vraiment que l’on soit plus proches. Régulièrement, le midi, il s’absente « pour rentrer chez lui ». Il ne donne jamais de raison et le décide toujours au dernier moment. Souvent, à la fin du dernier cours, après avoir consulté son téléphone, il s’en va le plus vite possible. Je donnerais cher pour lire l’un de ces SMS qui le font démarrer au quart de tour. Ses mystères sont d’autant plus surprenants qu’en général, dans notre petite bande, on se dit tout. Parfois, j’imagine qu’il ment, qu’il ne rentre pas chez lui et qu’il a une copine ailleurs. J’en serais malade.
Mon portable vibre. Un SMS de Manon qui me demande si je dors.
« Non. »
« Mes parents se sont encore pris la tête ce soir. Ça devient insupportable. »
« Si tu veux, viens dormir un de ces quatre, ça te fera des vacances ;) »
« C’est gentil. Comment tu t’habilles pour la fête du lycée ? »
« Aucune idée… »
Je caresse Flocon, qui ne s’en rend même pas compte. Il est tout doux. Je ne sais pas où je préfère le caresser, sur le haut de sa tête peut-être, au creux de son cou, ou alors au bout de ses pattes, là où c’est tout rond. J’aime aussi passer la pointe de mon nez derrière ses oreilles. Il est largement temps que je me couche. Avant d’éteindre ma lampe, je regarde ma chambre. J’essaie de me demander ce que je penserais de la fille qui y vit si je ne la connaissais pas. Il y a des livres, beaucoup. Ceux pour les études qu’elle doit suivre, mais aussi pas mal de romans. C’est une romantique, et elle aime les histoires qui font voyager. Elle aime aussi le fantastique. Sur ses murs, sur ses meubles, beaucoup de photos, avec ses amis, Léa, Axel, la fête chez Alice, le ski avec la classe… Celle qui vit ici accumule aussi beaucoup d’objets insignifiants mais qui évoquent pour elle des moments heureux, des souvenirs. Posés partout, suspendus, empilés, exposés, des boîtes, des morceaux de bois, quelques maquettes, des collages, et même des emballages que sa mère a dû lui demander de jeter à la poubelle à maintes reprises. On trouve aussi quelques dessins, de son jeune frère sans doute, légèrement jaunis, d’autres plus récents, de ses cousins. Les plus beaux sont signés Pauline. L’un de ceux qu’elle préfère la représente, elle, assise devant un groupe de jeunes qui dansent ou parlent. C’est ainsi que l’on doit la voir, un peu spectatrice ou observatrice. Cette chambre contient aussi de nombreuses peluches, dont Norbert, l’ours élimé qui est le chef de toutes les autres parce qu’il est le plus ancien. Au-dessus du bureau, un grand singe velu vert fluo se balance sur un trapèze en plastique — un souvenir de fête foraine de l’été dernier. Des vêtements traînent, sur la chaise, au pied du lit, sur la patère derrière la porte. La plupart sont dans des teintes plutôt sages, rien de criard. Sur le bureau, ses cours sont encore étalés. Tout autour, un pot à crayons rempli, un lecteur de musique, et tout un bric-à-brac foisonnant de bidules, de gadgets, de petits objets. Tous ont une histoire. Au-dessus, sur une étagère, il y a une maison de poupée avec une famille de petits personnages en plastique attablés. Ils sont recouverts d’une fine couche de poussière, sans doute parce qu’elle ne s’en est pas servie depuis longtemps. Peut-être même plus de deux ans. Il est vrai qu’elle grandit et joue moins. Ça arrivera à Flocon. En attendant, ça lui arrive à elle.
J’observe tout, en essayant d’avoir un œil neuf. Une vérité m’apparaît alors clairement : je suis bien incapable de définir la jeune fille qui vit ici. Il me faudra l’aide des autres pour découvrir qui je suis.