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Mes copains sont des crétins. Ils ont fait croire à Inès que, pour la fête d’anniversaire du lycée, il fallait venir costumé. La pauvre a débarqué déguisée en princesse, avec une incroyable robe bleue à cerceaux et bustier brodé, ses magnifiques cheveux blonds montés en choucroute. Sa mère a beau être coiffeuse, elle a dû y passer la nuit. Vision surréaliste que cette jeune fille d’un autre siècle perdue dans un décor d’aujourd’hui… Un vrai film de science-fiction avec option voyage dans le temps. Dans le hall plein à craquer, sur fond de musique d’ambiance moitié groove moitié rock, Inès et son imposant costume à la Sissi Impératrice tentent de se frayer un chemin parmi la foule des étudiants qui, par contraste, paraissent bien ternes. Un vrai choc de styles. Je peux vous dire que, de nos jours, les robes prennent nettement moins de place et d’épaisseur, surtout lors d’une boum officielle dont beaucoup comptent profiter pour emballer…
Inès navigue à vue, à la recherche de Romain et d’Antoine. D’après ce que je l’ai entendue marmonner avec des mots moins élégants que sa robe, elle veut leur arracher la tête et leur faire bouffer leurs propres organes reproducteurs… Techniquement, ça ne va pas être simple, surtout habillée comme ça. Ses boucles d’oreilles grosses comme des lustres se balancent en rythme. Même si elle est à l’autre bout du hall, le sommet de sa chevelure dépasse toujours et permet de la localiser. Le gyrophare est inutile. Les coupables de cette mauvaise blague n’auront aucun mal à la voir venir. Avec Léa, on est partagées entre le fou rire et la compassion. Aucun des deux sentiments ne l’emporte franchement, c’est une victoire alternative qui nous donne l’apparence de parfaites andouilles, tantôt affligées, tantôt hilares.
Pour ce qui est de la décoration du hall, le lycée a fait des efforts, mais on est encore loin des boîtes branchées. Difficile de transformer un lieu purement fonctionnel où l’on passe une grande part de notre temps en un surprenant lieu de fête. Quelques projecteurs de couleur illuminent les murs couverts d’affiches sur les méfaits du tabac, la contraception, le club de théâtre ou notre avenir — je ne sais pas ce qui est le plus effrayant. Plus audacieux, de longues guirlandes de fanions multicolores s’étirent d’un mur à l’autre en parcourant les plafonds, accrochées au système anti-incendie. Trop glamour. C’est aussi joyeux que la ligne d’arrivée d’une course en sac dans une maison de retraite.
Depuis deux semaines, j’ai entendu beaucoup de monde annoncer qu’ils ne viendraient « jamais de la life » à cette fête « qui craint ». Pourtant, ils sont tous là, comme s’ils avaient eu peur de manquer quelque chose. Déjà dans les recoins, j’en repère quelques-uns qui s’embrassent.
Au fond du hall, une scène a été aménagée. Elle est surmontée d’une grande banderole : « 50 ans au service de l’apprentissage et de l’épanouissement ». Où vont-ils chercher leurs slogans ? D’où leur viennent ces phrases absolues d’une profondeur inouïe ? C’est à chaque fois pareil. Quelque part à la direction, dans un coffre-fort habilement dissimulé pour empêcher le vol de cet outil ultra sophistiqué, ils doivent avoir une boîte avec des mots écrits sur des petits bristols, comme à la maternelle, et ils piochent au hasard. Et une fois étalés sur leur table, cela donne naissance à ces petites formules historiques d’originalité et de pertinence, comme « L’avenir se dessine au présent », « Pensons la vie », « Être honnête, c’est chouette », « Ensemble, construisons le monde », « L’authenticité n’attend pas » ou « Nettoyer c’est bien, pas salir c’est mieux ». Cette boîte à mots et ses prodigieux résultats sont utilisables aussi bien pour la fête des commerçants que pour un chantier de réfection des égouts, les 112 ans de tata Jeanine, l’ouverture d’une crèche ou la mise à flot d’un porte-avions nucléaire. De ma place, j’ai du mal à voir, mais je crois que sous cette magnifique déclaration, au cas où nous aurions été encore affamés d’émotion après la première couche, ils ont rajouté une citation. Je me tortille pour la découvrir entre les têtes, et j’accède enfin à la vérité suprême : « Prends ton envol petit oiseau, car le ciel t’appartient. » C’est de Jérôme Chevillard. Ça y est, je sens que mon existence bascule dans une autre dimension. Je ne sais même pas comment j’ai réussi à vivre jusqu’ici sans avoir lu ça. Pourquoi les gens se croient-ils obligés de mettre des citations partout ? Vous n’êtes jamais à l’abri de vous prendre en pleine tête un « Attrape la vie comme elle vient et chéris le présent », « Nul ne sait ce que l’aube réserve tant qu’il n’a pas vu les rayons du soleil » ou encore « L’humanité est à ce monde ce que le sel est à l’océan ». Lana dirait : « Trop puissant ! » Vous ouvrez un roman, vous rentrez dans un musée, vous attendez chez le médecin, vous lisez Picsou — il y a des citations tout le temps. Ceux qui en usent s’imaginent sans doute que ça fait plus intelligent, et que si en plus ça a été dit par quelqu’un de célèbre, c’est encore plus impressionnant et que toute cette gloire et ce génie rejailliront sur eux. Lao-tseu, Confucius, Oscar Wilde, Talleyrand, Mazarin et les Bee Gees servent ainsi de béquille intellectuelle à d’innombrables vides. Et si l’idée suffisait ? Si on se contentait des seules citations qui nous font de l’effet, sans être obligé de les attribuer à quelqu’un de connu pour y souscrire ? Ou alors pourquoi, pour rapprocher les élites du peuple, on ne ferait pas dire aux célébrités des trucs plus quotidiens ? « Zut, zut et zut, j’ai encore fait un trou dans ma veste » par l’amiral Nelson, ou alors « Le prochain qui vole encore la surprise des Chocapic, je le brûle » par Attila. Ou mieux : « La Montespan a bouché les toilettes avec sa perruque, je suis obligé de faire construire plus grand à Versailles » par Louis XIV.
Franchement, plus tard, quand j’aurai 90 ans et que mes nombreux arrière-petits-enfants assis en cercle me demanderont de raconter les grandes étapes de ma vie, je dirai que tout a commencé le jour où j’ai lu sur un vieux drap : « Prends ton envol petit oiseau car le ciel t’appartient. » Merci, Jérôme Chevillard. Et d’ailleurs, qui c’est, ce type ? Remarquez, si vous y réfléchissez bien, « Prends ton envol petit oiseau… », c’est un peu ce que Tibor conseillait de faire à Léa quand on était prisonnières sur le toit.
Sur la scène, un petit groupe d’élèves s’installe avec des instruments. J’en reconnais certains. Deux profs viennent se joindre à eux. L’un d’eux porte un saxo rutilant, et l’autre une guitare électrique. Au total, ils sont huit musiciens. Le batteur attaque avec trois coups de cymbales. Ils démarrent par un rock’n’roll et, dès les premières mesures, il est clair qu’ils s’en sortent super bien. Le fait que certains élèves se mettent déjà à danser prouve que le verdict de la foule est plus que positif. J’observe ce drôle d’orchestre. Le garçon au clavier est très bon. Je l’avais déjà croisé dans les couloirs, avec son énorme mèche qui lui mange tout le haut du visage. On ne voit pas ses yeux. Mais étant donné sa maîtrise, cela ne semble pas le gêner pour jouer. C’est bizarre, je lui ai toujours trouvé une démarche vaguement traînante. Pourtant, assis derrière son clavier, il n’est plus le même et semble sacrément vivant. Il joue avec les autres et il a l’air heureux. À bien y regarder, d’ailleurs, ils ont tous l’air heureux. Ils jouent ensemble. Il y a quelque chose de magique à voir ces gens normaux devenir plus qu’eux-mêmes à travers la musique. Chacun utilise son instrument différemment, mais dans un but commun. Cela me touche. Leur énergie est communicative, et la musique emporte tout le monde comme une vague soulève les baigneurs au bord de l’océan. J’aime voir les gens ressentir ensemble. Malheureusement, après le premier morceau, M. Tonnerieux, le proviseur, monte sur scène avec un micro qu’il tient comme s’il présentait une vieille émission de variétés du siècle dernier.