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Mon téléphone vibre. Je me précipite. Un message d’Emma :

« On a laissé le DVD dans le lecteur. S’ils le trouvent, on est mortes. »

Je souris et je réponds :

« Aucun problème. S’ils le regardent, ils n’y survivront pas et il n’y aura donc plus de témoins. CQFD. »

« Trop drôle. Je vais y faire un saut demain en racontant que j’ai oublié quelque chose. »

« OK. »

Flocon est habilement dissimulé derrière le fil de la lampe. Il s’imagine qu’on ne le voit pas et fixe le bouchon qui danse avec l’intention de lui faire payer ses actes odieux. Au moment où il bondit, mon téléphone vibre de nouveau. Je fais un geste brusque qui l’effraie et il s’enfuit en crabe en se prenant dans le fil. La lampe bascule. J’arrive à la récupérer de justesse, mais mon Flocon déguerpit sous le lit en dérapant sans aucune dignité.

C’est un message de Léa :

« Absente demain. Tu peux venir faire un tour sur la colline après les cours ? Il faut qu’on parle. Dis-moi. Bisou. »

J’entends la voiture des parents qui arrive. J’éteins ma lampe en urgence et je me couche. Le message de Léa est vraiment bizarre. Elle n’est pas assez bien pour venir en cours, mais elle veut aller faire un tour en forêt ? De quoi veut-elle me parler ? J’espère qu’elle ne va pas rompre notre trêve au sujet d’Axel…

23

Une des choses que j’apprécie le plus avec Léa, c’est que nous pouvons passer du temps ensemble sans parler, et que nous sommes quand même bien. Je me suis rendu compte de ça l’année dernière. Quand on est jeune et qu’on est avec un ami, on parle tout le temps, on est sans arrêt à vanner, à réagir, à rire, à faire du bruit. On a sans doute peur que si on arrête, tout s’écroule. La peur du vide, en quelque sorte. Pour accepter, pour oser être silencieux, je crois qu’il faut avoir confiance en l’autre. Il faut être convaincu que ce n’est pas uniquement ce que vous donnez qui pousse l’autre à rester, mais ce que vous êtes. Pourtant, en cette belle fin de journée, le fait que Léa et moi avancions sans dire un mot ne me plaît pas. Léa a demandé à me voir. Elle m’a écrit que nous devions parler, mais elle ne dit rien. Je gamberge et j’attends, depuis hier.

Nous avons marché vingt bonnes minutes pour rejoindre la colline, et je la trouve plutôt en forme. Elle n’est pas trop essoufflée. Jusque-là, nous n’avons échangé que des banalités. Nous sommes à présent au pied du sentier qui monte jusqu’à la clairière des Cerfs. À en juger par les mauvaises herbes sèches, les ronces et les branches qui jonchent le passage, nous ne devons pas être nombreux à emprunter ce passage à travers les taillis. C’est un raccourci que nous avait montré Julien, à l’époque où il nous accompagnait. C’est notre petit passage à nous, qui nous évite les chemins que tout le monde emprunte. La clairière nous semblait bien plus loin quand nos mamans venaient nous y promener alors que nous étions encore en maternelle. Parfois, j’ai l’impression que le monde rapetisse au fur et à mesure que je grandis. La clairière est un endroit où nous avons beaucoup de souvenirs. C’est là que nous avons fait du camping pour la première fois, avec une bande de copains. C’était génial. Ça paraît si lointain… On était restés entre nous, sans les parents. On s’était raconté des histoires de monstres pendant la moitié de la nuit. Je dormais dans la même tente que Léa. On s’était blotties l’une contre l’autre parce que les garçons raclaient des branches sur la toile en nous faisant croire que des vampires nous attaquaient. Antoine s’était barbouillé de ketchup pour faire semblant d’être blessé. Je ne vous raconte pas la baffe que sa mère lui a collée quand elle a vu l’état de ses fringues. Jamais un zombie ne s’est pris une telle peignée. J’adorais venir ici faire des cabanes. Lucas s’y promène encore parfois avec Zoltan ou ses copains. Depuis le lycée, nous, on n’y va plus trop, sauf certains, en couple.

Le printemps sera bientôt là et partout sur les branches les bourgeons sont prêts à éclater. Chaque fois que le chemin est assez large, Léa et moi avançons côte à côte. Parfois, elle me sourit, mais ne dit rien pour autant. Si le sentier se resserre, je la laisse passer devant, pour qu’elle ait l’initiative, aussi bien dans la marche que dans la parole.

La clairière est telle que dans mon souvenir. Un peu plus petite peut-être. Elle ouvre toujours vers le sud, dans une vue spectaculaire qui embrasse toute la ville. Face au panorama, un banc de béton est installé. Le week-end, l’endroit est pris d’assaut par les enfants qui jouent avec leurs parents et, le soir, ce sont les amoureux qui l’occupent. En semaine et à cette heure-ci, il n’y a que nous.

— On s’assoit ? propose Léa.

— Si tu veux.

Sourires croisés, mais le malaise est perceptible. Je redoute de plus en plus ce qu’elle souhaite me dire. Je ne veux pas que nous redescendions de cette colline en étant moins amies. Je suis prête à faire tous les efforts possibles pour cela. Encore faudrait-il savoir à quelle épreuve je vais être confrontée. Léa soupire.

La ville s’étend à nos pieds. On aperçoit le lycée, notre quartier, et même le centre commercial où travaillent mon père et Monsieur Castor. C’est drôle de constater comme nos points de repère évoluent. Je m’en rends compte en prenant de la hauteur. Au début, j’étais capable de situer l’école primaire, la boulangerie et le magasin de jouets. Puis à ce schéma se sont ajoutés l’adresse de quelques copains, le resto burger, le cinéma et la piscine. Ensuite, il y a eu les boutiques de vêtements, la poste, d’autres adresses de copains. Tout est là, sous mes yeux. En grandissant, la ville s’est agrandie, enrichie, complexifiée.

Léa regarde droit devant elle. Je m’oblige à ne pas engager la conversation la première. Elle finit par déclarer :

— Tu ne trouves pas que ce qui arrive à Axel est révoltant ?

— Si, bien sûr. Mais je trouve aussi super que tout le monde se défonce pour l’aider.

— C’est vrai, c’est beau. Il a bien besoin de réconfort…

Le silence à nouveau. Le vent siffle dans les branches sans feuilles. Léa reprend :

— Tu crois qu’il va réussir à réunir la somme ?

— On fait tout ce qu’on peut pour l’aider. J’ai bon espoir.

Qu’essaye-t-elle de me dire ? Où veut-elle en venir ?

— Camille, on se connaît depuis combien de temps ?

— Douze ou treize ans…

— Tu sais que je n’ai jamais eu de meilleure amie que toi.

Cette fois, je flippe. Elle est enceinte d’Axel. Les nausées et les essoufflements viennent de là. Elle ajoute :

— Je te considère comme ma sœur, et d’ailleurs, ma mère dit souvent que tu es sa deuxième fille.

Elle regarde droit devant elle. Je crois qu’une larme coule sur sa joue. Je n’ose pas prononcer un mot. Elle demande :

— Comment tu te vois dans dix ou vingt ans ?

— Je ne sais pas… J’aurai fini mes études. Peut-être mariée. Avec des enfants. Je ne crois pas que je partirai loin. Une chose est sûre, j’espère que l’on sera toujours amies et que l’on se verra toujours autant.