À minuit passé, elle était très fatiguée et a souhaité se coucher. J’ai hésité à rester dormir, mais j’ai jugé qu’elle se reposerait sans doute mieux seule. En tout cas, je ne voulais pas m’imposer ou me cramponner à elle comme si elle allait y passer dans la nuit. Mon père est venu me chercher en voiture. Je l’ai vu prendre Christophe et Élodie dans ses bras comme on ne le fait qu’au jour de l’an. Élodie a détourné le visage pour que Léa et moi ne puissions pas voir son émotion. Léa m’a raccompagnée jusqu’à la grille. Sa mère lui a lancé :
— Couvre-toi, tu vas attraper froid !
— Quelle importance ? a-t-elle répondu d’une voix à peine audible.
Au moment de nous dire au revoir, elle m’a serré les mains, très fort. Je me suis efforcée de ne pas en faire trop pour que le moment paraisse le plus naturel possible. Après tout, elle va guérir, son cœur ira mieux et ce n’est qu’un sale moment à passer. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. » Pas besoin de connaître l’auteur de cette citation. Elle trouve un écho en chacun, de plus en plus puissant à mesure que les années passent.
Au tout dernier moment, Léa m’a glissé :
— Tu ne parles de rien à personne. Je n’ai pas envie que tout le monde sache. Pour le moment, c’est un autre de nos secrets.
J’ai approuvé sans bien réaliser. Je suis montée dans la voiture. Léa a refermé la portière sur moi. À travers la vitre, elle m’a fait un clin d’œil et son petit coucou avec les doigts, comme les enfants qui disent au revoir. Pendant que l’on démarrait, j’ai fait un effort surhumain pour ne pas lui faire d’aussi grands signes que j’en avais envie. Rester sobre. J’ai regardé sa silhouette dressée sur le trottoir, dans la lueur de l’éclairage de la rue, jusqu’à ce que l’on tourne au coin de l’avenue. Je ne sais pas pourquoi mais, de toutes mes forces, j’ai gravé cette image dans mon esprit : Léa debout, agitant sa main pour me dire au revoir.
25
En arrivant à la maison, je n’avais envie de parler avec personne. Besoin d’être seule et de remettre un semblant d’ordre dans ma tête, si possible. Mon esprit ressemble à une caisse de pétards qui aurait pris la foudre.
J’ai souhaité bonne nuit à mes parents et je me suis tout de suite réfugiée dans ma chambre. Flocon était assoupi depuis longtemps. Son bouchon n’était plus posé sur mon bureau mais traînait au pied du lit. Il avait dû jouer tout seul. En le regardant dormir, je me suis demandé si d’autres animaux que ceux de notre espèce savent qu’ils vont mourir.
Maman est montée, certainement pour parler mais je n’en avais pas envie, alors quand elle a frappé doucement, je n’ai pas répondu. Lorsqu’elle a entrouvert, j’ai fait semblant de dormir. Parfois, on va tellement mal qu’on refuse même de voir les gens qu’on aime le plus au monde.
Étendue dans l’obscurité, je n’ai pratiquement pas fermé l’œil. Lorsque je prenais conscience de la réalité de la situation, je pleurais. Le reste du temps, je me racontais des histoires, imaginant des traitements médicaux miraculeux, allant même jusqu’à visualiser la grande fête que l’on allait organiser pour célébrer sa guérison. Étrangement, malgré l’heure et l’épuisement, le seul endroit où j’avais envie de me trouver, c’était l’école, avec Léa et tous les autres, au milieu de ce tourbillon de vie. J’ai rarement été aussi contente de voir l’aube arriver…
Ce matin, pendant notre heure de permanence, Mme Labaume, une animatrice du BDI, nous a tous réunis en salle informatique pour un test d’aide à l’orientation. Nous sommes deux par deux devant les postes et on écoute le programme des réjouissances.
— Beaucoup d’entre vous ne savent pas encore vers quel métier ils vont se diriger, et pourtant l’échéance approche. Connectez-vous sur le site monfuturmétier.com et répondez à une petite série de questions. Le programme d’évaluation vous fournira une liste de professions susceptibles de correspondre à votre profil, en fonction du pourcentage d’affinités.
Cliquetis des touches dans la salle. Tout le monde découvre le site qui va enfin nous révéler pour quoi nous sommes faits. Je me demande ce qu’en pense Léa. Comment réagit-elle à l’évocation de son futur ? Cruel hasard qui veut que si peu de temps après un diagnostic ne lui laissant que quelques mois, on lui demande ce qu’elle fera dans des années…
Je suis mal à l’aise. Notre secret est lourd à porter, surtout vis-à-vis de ceux dont nous sommes si proches. Le fait que je sois la meilleure amie de Léa implique ce triste privilège, mais j’aimerais bien ne pas être la seule à savoir. Pourtant, je comprends son choix de ne rien annoncer. Elle n’a pas envie d’affronter la réaction de tout le monde alors qu’elle-même ne sait certainement pas où elle en est. Pour ma part, je ne réalise toujours pas. Une part de moi — pour ne pas dire tout mon être — refuse d’y croire. Je fais un blocage. C’est peut-être un mécanisme d’autodéfense de mon esprit. Pour ne pas devenir folle, je tente de nier ce que je ne peux ni assumer, ni comprendre. J’ai l’impression que la soirée de la veille n’était qu’un rêve, un délire vaporeux qui me colle encore à la peau. Je voudrais tellement que ce soit ça. Quoi qu’il en soit, si je me concentre objectivement sur le présent, nous sommes là toutes les deux et elle est bien vivante. C’est tout ce que j’ai la force de voir. Je vais m’arrêter à cette vérité éphémère et ne penser à rien d’autre. Garder les yeux ouverts, mais refuser de voir loin.
— Tu commences le test ? me dit-elle.
Il faut d’abord répondre aux questions pour définir mon profil.
Question 1 : « Préférez-vous parler devant 100 personnes ou caresser un animal ? »
Je relis la phrase pour être bien certaine que ce n’est pas moi qui craque. Mais non, j’ai bien lu. C’est quoi ce test ? Pas d’autre choix ? Est-ce qu’il ne serait pas plutôt possible de faire les deux à la fois, de parler à 100 personnes en caressant un animal ? Ou peut-on caresser quelqu’un en parlant à une centaine de chats ? Je choisis d’affronter l’auditoire et de laisser l’animal se gratter tout seul. Si c’est pas malheureux…
Question 2 : « Vous pouvez gagner énormément d’argent pendant très peu de temps ou en gagner beaucoup moins mais pendant toute votre vie. Quelle option choisissez-vous ? »
Ça y est, je passe à la télé dans un de ces jeux débiles. Où sont les caméras ? Malédiction ! Une de mes chaussettes est trouée et c’est en mondovision ! Franchement, comment voulez-vous répondre à ce genre de question ? Tibor dirait que c’est une question de gros bouffon et il aurait raison. Pour ma part, c’est décidé : j’exige de gagner une petite fortune chaque mois, et durant toute ma vie. Je suis curieuse de voir ce qu’ils vont tirer de mon profil. Ils vont me cataloguer joueuse de poker pro ou employée à la Poste. Mais puisqu’il faut répondre, jouons la prudence : gagnons un peu, mais longtemps.
Dans la salle, certains rigolent en découvrant les questions. Mme Labaume tonne et sa voix monte tout de suite dans les aigus :
— Il s’agit de votre avenir ! Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !
— T’as qu’à faire le test ! lance Antoine en travestissant sa voix.
— Qui a dit ça ? Qui ?
Sa voix est encore plus aiguë. Elle insiste :
— Qui s’est permis de me parler ainsi ?
Avec cette voix-là et en hurlant aussi fort, elle peut faire exploser tout un service en cristal et nous faire perdre deux points d’audition.
Question 3 : « Préférez-vous laver quelqu’un que vous ne connaissez pas ou décorer une maison ? »
C’est fait : nous venons officiellement de basculer dans une autre dimension. Un vrai choix de vie. Le tout est de ne pas se tromper : interdiction de coller du papier peint sur un inconnu pendant que l’on mettrait des couches à un fauteuil Louis XV. Qui sont les génies qui ont conçu ce petit jeu ?