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Je m’engage dans le couloir pour remonter vers la cuisine. J’ai l’impression d’être une voleuse. Mon cœur bat à cent à l’heure. Il y a des tableaux sur les murs. Pas les siens. Finalement, elle a peut-être du goût. Je découvre quelques photos aussi. Elle devant les pyramides, elle devant le pont de Londres. J’en aperçois une où elle sourit de toutes ses dents devant un gâteau couvert de bougies. Il y en a trop pour les compter, et quel sourire, c’est horrible ! Elle fait penser au clown cannibale du film d’épouvante que j’ai vu l’autre fois. À présent, j’en suis certaine : je suis dans l’antre du démon. La cave doit être remplie d’enfants à demi dévorés. Il n’y a pas d’adultes parce qu’elle les met au grenier, en lanières. Je tombe sur un cliché d’elle faisant de la balançoire. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle ait pu faire de la balançoire un jour. Ramsès II au jardin d’enfants. Je fouine pour voir si je ne trouve pas une photo d’elle avec un homme. J’ai bien envie de savoir à quoi ressemble ce mystérieux Jean-Marc. Pour une fois, ce serait moi qui pourrais ramener des ragots au lycée !

J’arrive dans la cuisine. Soudain, par la fenêtre, j’aperçois deux yeux qui me fixent dans la nuit. J’étouffe un cri, un frisson de terreur dévale ma colonne vertébrale. Si j’avais été cardiaque, mon histoire se serait arrêtée là… C’est ce crapaud de Léo qui me surveille. Il désigne la table et en plus, il a le culot de me faire signe de me dépêcher. Je bougonne mais j’y vais.

Bingo ! C’est bien le dossier de Pauline. Tout à coup, j’entends un bruit derrière moi. Un deuxième tressaillement de peur me traverse, mais moins puissant que le premier. Comme quoi on s’habitue vite. Encore deux ou trois missions comme celle-là et je pourrai moi aussi devenir un agent en infiltration. Je serre le dossier contre moi. Personne ne pourra me l’arracher. La police peut débarquer, Mlle Mauretta peut me menacer, ils peuvent envoyer les hélicos, les tanks et les forces spéciales, jamais je ne le lâcherai.

Je me dirige vers la sortie et là, dans le couloir, ce n’est pas un bruit que j’entends, mais un grognement. J’éclaire tout au fond, et je le vois.

— Jean-Marc ?

Il est petit, à poil court. Un affreux ratier blanc avec des taches noires. Et des dents plein la bouche. Il doit avoir le même sourire que sa maîtresse, mais là, il ne sourit pas… Ses yeux brillent dans la lumière. C’est flippant. Ça y est, je l’ai, mon film d’horreur. Je démissionne des forces spéciales. Je vais me faire pipi dessus. La porte de la salle de bains est située quelques mètres avant le molosse nain. Avec un peu de chance, je peux le prendre de vitesse. Risqué, mais jouable. J’essaie de lui parler pour l’amadouer :

— Tout doux, Jean-Marc…

Il lève une oreille sans pour autant arrêter de grogner. Pas de doute, c’est son petit nom.

— Gentil, le chien. Tu as bien de la chance, parce que je ne sais pas si tu reçois beaucoup de courrier, mais ton nom est sur la boîte aux lettres…

Soudain, je me lance. Lui aussi. En trois enjambées, je suis à la porte de la salle de bains, mais avec mes chaussettes, je dérape.

Je ne vais pas vous mentir. Ça ne s’est pas exactement passé comme dans un grand film d’action. Ma scène va certainement finir dans les séquences coupées, ou pire, dans le bêtisier. J’ai réussi à monter sur le rebord de la fenêtre, avec le dossier pouvant sauver le monde dans les bras. Mais celui qui voulait détruire l’univers n’en avait pas fini avec moi. Jean-Marc a dû battre son record de saut en hauteur. Au moment où il a planté toutes ses petites dents dans ma fesse gauche, j’ai cru que je vivais le pire moment de ma vie.

J’avais tort. En fait, c’était même ma dernière soirée calme avant bien longtemps. Parce qu’à partir de là, en quelques mois, du pire au meilleur, j’en ai vécu bien plus que tout ce que je pensais vivre dans la totalité de mon existence.

Je n’ai jamais écrit de journal intime, sans doute parce que les choses que je fais pour moi-même ne m’intéressent pas trop. Alors cette histoire, je veux la partager avec vous. Vous savez, j’ai toujours cru qu’il existait un âge pour conjuguer les verbes : marcher, grandir, aimer, perdre, souffrir, mentir, baisser les yeux, apprendre, se battre, avouer, espérer, partir ou laisser partir. Maintenant, je sais que c’est faux. Il n’y a pas d’âge pour conjuguer les verbes, il faut juste les circonstances.

2

Certains viennent au lycée à pied ou en vélo, en bus ou en scooter. Les plus riches y sont conduits en voiture. Pour Léa et moi, la seule chose qui compte, c’est qu’on y aille ensemble. Depuis l’âge de 8 ans, on fait le trajet vers l’école toutes les deux. Plus de la moitié de nos vies à démarrer nos journées côte à côte. Nous n’avons pas tout de suite été amies, mais aussi loin que je m’en souvienne, je l’ai toujours remarquée. Ses longs cheveux châtains, son rire, sa façon surprenante de courir, quelque chose de vivant qui émane d’elle, mais aussi un calme que je n’ai pas. Au fil du temps, nous avons été copines, amies, très proches, et le fait est qu’aujourd’hui, nous sommes comme des sœurs. C’est chez elle que j’ai passé mes premières vacances sans mes parents. C’est à elle que j’ai envoyé mon premier texto. Nous avons partagé pas mal de premières fois, et c’est elle qui m’a consolée des peines dont je n’osais pas parler à maman. À force, nos deux familles se sont d’ailleurs rapprochées aussi, et on passe beaucoup de temps les uns chez les autres. Léa et moi, on se connaît parfaitement. Si on était victimes d’une conspiration et que l’une de nous était remplacée par un sosie, il suffirait de quelques questions dont nous seules connaissons les réponses pour révéler l’imposture. Qu’il s’agisse du nom du premier garçon que j’ai embrassé, des chansons qu’elle chante à tue-tête dans son sous-sol ou de l’endroit où son père cache la clé de son coffre-fort, il n’y a que nous pour savoir et partager. Elle sait ce que j’espère le plus au monde. Nous n’avons aucun secret l’une pour l’autre, sauf sur un point…

Comme elle habite plus près que moi du lycée, chaque matin, je passe la chercher. On a toujours des choses à se dire :

— Tu sembles moins essoufflée. Et tes nausées, ça va mieux ?

— Le docteur m’a prescrit des médicaments encore plus forts, mais il ne comprend pas. Je dois passer d’autres examens. En attendant, je déguste.

— T’es pas enceinte, au moins ?

— Maman m’a posé la même question. Vous êtes folles ! Et puisqu’on parle d’histoires de fesses, comment vont les tiennes ?

— J’ai passé une nuit horrible. Je crois que j’ai la marque de toutes ses dents. Je ne sais pas comment je vais faire pour m’asseoir…

L’arrivée au lycée est toujours un grand moment. J’aime cette effervescence. Tout le monde a rendez-vous. Ça roule, ça bouge, c’est bruyant, ça vit. Les garçons et les filles ont fait attention à bien s’habiller. Je parie que beaucoup ont même dû passer plus de temps à se mettre en valeur qu’à faire leurs devoirs. J’adore l’idée que partout dans la ville, dans chaque maison, dans chaque appartement, chacun se prépare avant de venir. On ne le fait pas forcément avec les mêmes gestes, peut-être pas avec les mêmes méthodes ou le même résultat, mais on le fait tous dans le même but. Tout est pensé. Les cheveux sont coiffés ou décoiffés avec le même sens du détail, les vêtements ajustés, les écharpes tombent là où il faut et les bonnets sont positionnés au millimètre. Certains sentent le parfum. Souvent trop. Tout le monde met son costume avant d’entrer en scène. Chacun choisit son rôle. Séductrice ou vacancier de passage, gros dur ou rock star, aventurier ou bimbo, premier de la classe ou gravure de mode, qui jouera quoi ? Peu importe, ce qui compte, c’est que tout le monde joue. Il y a ceux qui abusent des expressions à la mode comme autant de répliques toutes faites qu’ils casent partout, celles qui se sont maquillées dans des couleurs criardes ou romantiques, qui ont décidé de se protéger la gorge sous un gros pull ou d’ouvrir leur chemisier jusqu’au nombril malgré le froid de janvier. Une nouvelle représentation chaque jour. Face à ce grand show, j’ai plus souvent l’impression d’être spectatrice qu’actrice. Certains ont l’air si sûrs d’eux… Ce n’est pas mon cas. Je n’ai jamais eu confiance en moi. Je me pose tout le temps des questions. Je crois même que ça empire avec les années. Je ne sais pas si je suis jolie. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je n’ai aucune idée de ce que je vais devenir. Et pire que tout, j’ignore si un jour je vaudrai quelque chose aux yeux de quelqu’un. Si les doutes et les angoisses se vendaient, je serais milliardaire. Beaucoup de gens plus vieux disent qu’être jeune est vraiment formidable. Du coup, je redoute un peu la suite, parce que si ne rien savoir, ne rien pouvoir et flipper pour tout c’est le bonheur, qu’est-ce qui se passe après ? Tout n’est quand même pas si noir, parce que je dois bien admettre que si les espoirs et les envies se vendaient eux aussi, alors je serais là encore super riche. Mais pour le moment, personne ne me remarque. Il n’y a que ceux qui me connaissent qui me parlent. Par contre, si une petite vieille a besoin d’une boîte de conserve sur l’étagère la plus haute du supermarché, si quelqu’un est perdu dans la rue ou si un clodo a faim, vous pouvez être tranquille, c’est pour moi. Je ne cherche pourtant pas à attirer l’attention. Je préfère observer, et secrètement, en me comparant, j’essaie aussi de découvrir qui je suis. Je ne suis pas de celles qui savent, mais je pense être de celles qui sont prêtes à apprendre.