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On poursuit jusqu’au bout et toutes les propositions sont du même niveau. « Préférez-vous être un canard ou manger une plaque d’égout ? » J’exagère à peine. Lorsque tout le questionnaire est rempli, j’envoie le formulaire et, en moins de deux secondes, une liste de métiers s’affiche avec les pourcentages de compatibilité. C’est purement fascinant. Dans les orientations qui me correspondent à 100 %, on trouve fleuriste, moniteur de voile, aide-soignant, plongeur-scaphandrier, éleveur de bétail, conseiller en outplacement — je ne sais même pas ce que ça peut faire un conseiller en outplacement —, directeur de clinique et enfin chargé de mission en parc naturel régional — c’est sûrement le mec qui fredonne des berceuses aux marmottes au moment de l’hibernation. Il faut quand même un bac + 4 pour endormir les marmottes… Sûrement parce que parfois, avant de s’assoupir, comme les enfants, elles posent des questions impossibles du genre : « Combien il y a d’étoiles ? », « D’où vient le vent ? » ou « Pourquoi Dieu ? ». Le chargé de mission en parc naturel a intérêt à connaître son sujet parce que sinon les marmottes dépriment et finissent chez le CDMEPNAATPDAAP, le Chargé De Mission En Parc Naturel Attaché Aux Troubles Psychologiques Des Animaux À Poil. Les animaux sont à poil, pas le chargé de mission.

La liste des métiers est interminable. Merci beaucoup, site visionnaire ! Grâce à toi, j’ai enfin trouvé ma voie dans ce monde, et mes camarades aussi si j’en juge par les sourires joyeux qui illuminent leurs visages. Quand je pense qu’avant on était perdus ! Mais ce temps-là est révolu ! Tout s’éclaire. Notre futur s’illumine ! J’en profite aussi pour féliciter chaleureusement la joyeuse bande de dégénérés pervers qui a conçu cette connerie de merde !

Les fous rires commencent à se multiplier dans la salle, au point que Mme Labaume est en train de perdre le contrôle.

— C’est pourri ! hurle Antoine avec sa petite voix trafiquée.

Profitant de la confusion qui s’installe, il ajoute :

— Moi je veux faire stripteaseuse ! Je veux gagner ma vie en montrant mon cul !

Éclat de rire général. Si l’on en croit ce logiciel extraordinaire, Romain sera brocanteur ou pédicure-podologue. Clément sera œnologue ou guide de haute montagne. Marie sera taxidermiste ou danseuse. Pauline sera inspectrice du travail ou agent d’accueil en office de tourisme. C’est un vrai festival. On est à la maternelle et on joue au jeu des métiers. Quel dommage que la peine de mort soit abolie, sinon j’aurais voulu être bourreau avec une hache mal aiguisée ! En attendant, Léo va finir procureur, Axel acheteur dans l’industrie et Tibor monteur-dépanneur d’ascenseurs.

Petite question : vous en connaissez, vous, des enfants qui ont rêvé de devenir monteur-dépanneur d’ascenseurs, gérant d’une succursale de pompes funèbres ou agent de comptabilisation piscicole en rivière ? Vous imaginez la petite fille, toute mignonne avec ses couettes, qui arrive devant vous en sautillant et qui vous annonce direct que, plus tard, elle sera responsable logistique maritime, administrateur judiciaire ou surveillante de nuit dans une unité d’incarcération pour jeunes filles ? Moi, ça me fait peur. En plus, on ne comprend pas la moitié des intitulés. Qu’est-ce que ça fait un analyste en posture ? Et un agent de développement local ? Il est vrai qu’aujourd’hui on ne dit plus un balayeur mais un technicien de surface. On ne parle plus d’un chômeur mais d’un sans-emploi. Les clochards ont disparu, mais il y a de plus en plus de sans-abri. On ne dit plus non plus un aveugle, on dit un non-voyant. On ne devrait donc plus dire un gros connard, mais un non-pensant en surpoids. L’art d’enrober, de détourner. On nous saoule de mots, de « concepts », d’idées « neuves » et personne ne parle de l’essentiel, de ce qui nous touche tous. Certains diraient que c’est une affaire de problématique… Moi, je crois que c’est une affaire de priorités. Franchement, avec leur test foireux, si le but est de nous faire rire, c’est gagné. Pour ce qui est de nous aider, il va falloir revoir deux ou trois détails. Et dire que des gens sont payés pour développer ces « utilitaires »…

Inès ne comprend pas pourquoi on lui conseille d’être agent d’entraînement en centre équestre. Peut-être à cause de ses dents et de son rire ? Dorian est fier de s’imaginer en détective privé. Je sais bien qu’il n’y a pas de sot métier, mais quand même. Ceci dit, en ce qui le concerne, le logiciel a plutôt bien fonctionné, parce que fouiner dans la vie des autres et remuer la vase lui va bien.

Léa a rigolé avec tout le monde, en évitant soigneusement de faire le test. Pour avoir un métier, il faut être vivant.

26

— Tu n’as pas de problème au moins ?

Je panique. Je ne dois surtout pas croiser le regard d’Axel. Quand il cherche mon regard comme maintenant, avec autant d’attention, je rougis, mon cœur fait n’importe quoi et j’ai la certitude que s’il voit mes yeux, il pourra lire jusqu’aux tréfonds de mon âme comme dans un prospectus grand ouvert. Je fais mine de regarder ailleurs et je réponds :

— Non, tout va bien. J’ai simplement mal dormi.

Il semble se contenter de ma réponse et enchaîne :

— Tu n’as rien de prévu jeudi midi ?

— Non, rien. Pourquoi ?

— Je vous invite à manger une pizza chez Sergio. Le resto face au marché.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Grâce à vous tous, j’ai presque fini de réunir la somme pour l’autre salopard. Ça s’arrose !

— Tu ne veux pas attendre d’en avoir complètement terminé avec lui pour fêter l’événement ?

— Les vacances approchent, et je ne te cache pas que j’aimerais assez laisser toute cette embrouille derrière moi. C’est maintenant ou jamais.

— Tu invites aussi Léa ?

— Ça y est, c’est fait. Elle vient.

Il l’a donc invitée avant moi. Au nom de ce qu’elle endure, j’essaie de chasser la jalousie qui pointe.

— Compte sur moi pour être là. Merci pour l’invitation.

— Cool !

Il s’éloigne en me souriant. Je ne peux pas m’empêcher de le regarder. Malédiction, il a dû voir mes yeux. Maintenant, il sait qu’en page trois du prospectus, il y a une grande promo sur les cœurs d’artichaut.

Je cherche Léa. Je la trouve avec Pauline et Vanessa, et elles rigolent tellement qu’elles se tiennent les unes aux autres. C’est surprenant. Si je ne savais pas pour Léa, à la voir ainsi vivante, joyeuse, je n’aurais aucune chance d’imaginer ce qu’elle affronte. Elle donne le change admirablement. Je ne sais pas si je l’admire ou si ça me fait peur. Peut-être qu’une part d’elle-même — pour ne pas dire tout son être — refuse de croire à ce qui la menace et profite de la vie.

Je m’apprête à sortir faire un tour dans la cour lorsque Manon se plante devant moi. Ses cheveux repoussent peu à peu mais j’ai toujours autant de mal à la regarder en face depuis qu’elle m’a rembarrée.

— Camille, puis-je te parler une minute ?

Je devrais peut-être refuser tellement j’ai peur de m’en reprendre une louche, mais vous savez que j’ai du mal à dire non. Elle m’entraîne dehors, cherchant visiblement un endroit à l’écart. Je n’ose même pas lui demander des nouvelles de sa situation familiale. Elle n’est pas plus à l’aise que moi.

— L’autre jour, lorsque tu as parlé de la vente de la maison de mes parents…

— Je sais, je n’aurais pas dû…

— Laisse tomber, tu voulais bien faire.

Elle hésite à me regarder et lâche :

— En fait, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit. Comment tu t’y prendrais ?

— Comment je m’y prendrais pour quoi ?

— Si tu devais empêcher la vente de la maison, qu’est-ce que tu ferais ?

Cette fois, c’est moi qui hésite :

— Je ne sais pas, je ne veux pas…

— Camille, mes parents se comportent comme des gamins. C’est à celui qui sera le plus immature. Ils sont en train de tout massacrer. J’en ai parlé avec mon frère, il est d’accord. Puisque la maison est la seule chose qui les retient encore ensemble, on va essayer de faire échouer la vente. Comment peut-on s’y prendre à ton avis ?

J’accuse le coup. Devant son regard insistant, je m’aventure :

— Pour moi, le meilleur moyen consisterait à décourager les acheteurs. Ce sont tes parents qui font visiter ?

— Ils n’ont même pas le courage d’assumer ça. L’agence accueille les acheteurs le samedi matin, pendant que l’un est au golf et l’autre à son club de sport.

— C’est peut-être notre chance.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu es prête à y aller franchement ?

— On n’a pas trop le choix, les prochaines visites ont lieu samedi qui vient…