Выбрать главу

28

Nous avons fini une heure plus tôt, ce qui nous permet d’être au restaurant avant la foule du midi. Douze à table. Dans notre Cène, pas de place pour un Judas. C’est la toute première fois que nous sommes au complet pour partager un repas ailleurs qu’au réfectoire. J’ai souvent rêvé de ce moment magique. Le fait que nous le devions à un type abject à qui notre ami va injustement verser une fortune est assez paradoxal. Il faut pourtant admettre que voir Axel aussi rayonnant, présidant notre tablée entre Louis et Léo, est un bonheur qui n’aurait pas eu lieu sans ce malheur.

Léa et moi sommes installées face à face, à égale distance d’Axel. Entre lui et nous, il n’y a que ses deux meilleurs potes. Je ne sais pas si tout le monde est sensible à ce genre de détail, mais c’est essentiel pour moi. Je ne sais plus qui a dit que « la vérité est dans les détails ». Ça pourrait être du Jérôme Chevillard que je serais d’accord avec lui. Je suis assise entre Louis et Tibor, entre la puissance et la folie, et je m’y sens bien.

Axel se lève et fait tinter son verre avec son couteau comme dans les films. Normalement, ensuite, il est supposé faire sa demande en mariage…

— Mes amis, déclare-t-il en s’amusant lui-même de cette solennité, nous sommes réunis ici parce que tous, vous m’avez sorti du pétrin. Vous avez été mes anges gardiens. Grâce à vous, je vais garder un magnifique souvenir de cette histoire qui était pourtant partie pour être la pire de ma vie ! L’autre nazi aura sa voiture, on lui souhaite bonne route, mais je suis certain qu’il finira par croiser un mur. Il ne l’emportera pas au paradis…

Louis et Léo hochent la tête d’un air entendu. Axel reprend :

— Je crois qu’avec tout ce que vous avez gagné, je vais en plus avoir de quoi payer ce somptueux déjeuner !

Antoine siffle. Romain proteste en riant :

— C’est pas une vraie invitation ! Escroc !

Axel poursuit :

— À tous, je veux dire merci, du fond du cœur. Vous avez lavé des voitures, vous avez vendu des gâteaux, vous avez fait des courses, vous vous êtes fait piétiner par des enfants, vous en avez terrifié d’autres en leur montrant des films « inappropriés », vous avez coupé du bois pour des petites vieilles qui ont tenté de vous frapper, vous avez même promené des chiens qui vous ont mordu. J’en suis à la fois touché et fier. Jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi. On peut toujours me dire que ce monde est cruel, que les gens sont des salauds, vous me donnez les moyens d’être certain que c’est faux. À charge de revanche, sauf pour le baby-sitting. Étant donné ce que m’a raconté Quentin, je refuse aussi de faire Monsieur Castor. Mais pour le reste, on se connaît depuis longtemps, et j’espère que l’on vieillira ensemble quels que soient nos chemins l’année prochaine. En attendant, nous allons encore en baver, mais ensemble cette fois, d’ici le bac. Merci beaucoup, bon appétit, et je rappelle aux ivrognes que les boissons ne sont pas comprises dans l’invitation !

Applaudissements. Je suis heureuse comme je ne l’ai pas souvent été. Contempler ces visages, ces amis qui font ma vie, réunis pour une aussi belle occasion, me bouleverse. Je retiens mes larmes. Léa sourit face à moi, elle lève son verre à Axel et tout le monde suit le mouvement. Elle semble fatiguée. Ses yeux brillent beaucoup et je suis incapable de dire qui, de la maladie ou de l’émotion, est responsable.

Louis passe son bras immense autour de mon épaule et me glisse :

— On en menait moins large quand les flics sont venus l’embarquer…

Je sens sa chaleur. Ça me fait tout drôle. Quelque chose de doux m’enveloppe. Je trinque avec lui, puis avec Axel et Léa. Les verres s’entrechoquent. Comme le veut la coutume, je m’applique à bien regarder celui avec qui j’échange. Onze regards, onze histoires, onze sentiments différents, mais toujours quelque chose d’extrêmement fort. À cette occasion rarissime, chacun laisse l’autre le regarder au fond des yeux, sans se cacher, autrement qu’à la dérobée, en offrant ouvertement un regard fait de confiance, d’amitié et d’affection. Antoine et Marie croisent leurs bras pour boire. Les choses se gâtent lorsque je goûte le cocktail d’accueil qui nous a permis ce beau moment. Une fois encore, le pire côtoie le meilleur. Le breuvage est dégoûtant. Un truc infâme à vous cramer la flore intestinale : un tiers lave-glace, un tiers pétrole, et on a enfin retrouvé le précipité chimique que le prof avait perdu la semaine dernière. Tout le monde fait la grimace, sauf Tibor qui demande déjà s’il peut en avoir un autre verre…

L’ambiance est installée. On est bien. Marie a mis deux heures pour choisir sa pizza sous une pluie de vannes parce que tout le monde avait faim. À peine posées, les corbeilles de pain ont été dévalisées par les garçons. Malik fait des mélanges avec les épices, Romain essaie de boire de l’huile pimentée au goulot et Pauline se cramponne à son bras pour l’en empêcher. Elle s’en fiche qu’il en boive, tout ce qu’elle veut, c’est se cramponner à lui. Je crois qu’il le sait. Léo jette des miettes à Marie, qui proteste mais qui a l’air déçue lorsqu’il arrête. Je sais que je n’oublierai jamais ces moments-là.

Depuis qu’il a sifflé son apéro, Tibor rigole à intervalles réguliers, sans aucune raison. Il consulte son portable. Il a reçu un SMS. Je jette un œil par-dessus son bras. Il répond pour accepter de s’occuper d’un chien pendant le week-end. Je m’étonne :

— Tu continues à proposer des promenades ?

— Et comment ! Il m’arrive même d’en garder plus longtemps maintenant. J’ai découvert que j’adorais les chiens. J’aime être avec eux. Je les comprends. Je trouve que l’on ne fait pas assez de choses pour les animaux alors qu’eux font tellement pour nous.

Il s’anime et parle avec passion :

— Beaucoup de gens adorent les câliner quand ça les amuse, mais ils ne prennent même pas le temps de les promener ou de jouer avec. Un peu comme des parents qui veulent des enfants mais ne s’en occupent pas. C’est là que j’interviens. Je les emmène au parc, je les fais courir, je joue avec eux et on partage vraiment quelque chose. Tous les soirs, des êtres purs, honnêtes, aussi frappés que moi me font la fête !

— Ils ne te mordent plus ?

— Si on évite certains mélanges, tout se passe mieux. Il fallait que j’apprenne. Je vais te confier un secret : pour faire plus vite connaissance avec les nouveaux, je fais pipi avec eux sur les réverbères. C’est imparable.

Je ne verrai plus jamais Tibor de la même façon.

— Tibor, dans ton propre intérêt, ne parle de ça à personne, et surtout pas à la conseillère d’orientation.

— Tu as raison, elle pourrait me voler ma clientèle.

Il rigole nerveusement sans aucune raison et ajoute :

— Tu vois, Camille, cette expérience a changé ma vie. J’aime les sciences, mais je me dis que je travaillerais bien avec des animaux. Ma place est avec eux. Pas vétérinaire parce que je ne veux pas les opérer ou les piquer, mais quelque chose de plus positif. Les animaux, c’est bien. C’est vraiment sympa les chiens. Les oiseaux aussi. Tu imagines si j’arrivais à dresser une mésange pour qu’elle chante toutes les heures, comme un vrai coucou ?

Sacré Tibor… Je lui dis :

— Tu sais, j’ai un chien chez moi.

Je sors mon téléphone et je lui cherche une photo. En découvrant Zoltan, il s’exclame :

— Il est magnifique, on dirait un loup, mais gentil !

— J’ai aussi un chat. Il s’appelle Flocon.

Je lui montre une photo. En découvrant la petite boule de poils qui tend sa patte vers l’objectif, Tibor fond littéralement.

— Il est tout mignon.

— Si tu veux, tu peux venir à la maison et tu joueras avec eux. J’ai aussi un frère qui court après les balles et les frisbees.