D’un mouvement du menton, elle me désigne le séduisant skieur. Il a un sourire magnifique et des fossettes à croquer. Le moindre de ses gestes irradie la vitalité et l’envie. Ce sont deux trésors que tout le monde convoite. Léa m’impressionne. Elle est calme, « pragmatique » comme dirait notre prof de physique-chimie. Comment peut-elle réfléchir aussi sereinement ? Le skieur règle l’addition et se lève. Comme hier, Léa se précipite. En se lançant à sa poursuite, elle me dit :
— S’il me tient la porte, je lui parle. Je veux connaître son prénom ! Demain on pourrait boire un verre avec lui ! Tu imagines ? Je te laisse ses deux copains !
Elle rigole. Elle est belle. Elle est même sublime. Elle a l’énergie de ceux qui savent ce que vaut la vie.
32
Il s’appelle Justin, mais nous ne l’avons jamais revu. Quand nous sommes revenues au chalet, les parents de Léa avaient reçu un appel du professeur Nguyen. Les derniers résultats d’analyses étaient « significativement » moins bons que prévu et il a fallu rentrer en urgence pour renforcer son traitement. On a quitté le joli chalet comme des voleurs.
Dès le lendemain, Léa a été admise au centre hospitalier. Ils ont aussitôt effectué une batterie de prélèvements et d’examens pour réussir à doser ce qu’elle recevra désormais par injection. Dès à présent, elle va aussi devoir vivre en permanence avec une seringue sur elle, qu’il faudra utiliser en cas d’épuisement critique ou d’essoufflement extrême. Bonjour l’angoisse. Si c’est moi qui dois lui faire l’injection, je tombe directement dans les pommes, je m’ouvre le crâne et ça fera deux mortes.
La veille encore, nous étions dans une sympathique taverne à mater les garçons et on se retrouve là, elle blafarde, allongée sur son lit avec interdiction d’en bouger, et moi à son chevet. Je sens bien que personne ne va nous apporter de chocolat chaud et qu’aucun skieur craquant ne va pousser la porte. Dans la précipitation, je n’ai même pas eu le temps de repasser chez moi. Pas question de lâcher Léa. Je fais l’andouille autant que possible pour essayer de la faire rire, mais dans ce décor déprimant, ce n’est pas évident. Ici, Léa n’est plus aussi pragmatique face à sa maladie. Depuis trois heures qu’on est là, elle a déjà pleuré quatre fois.
Une infirmière entre en poussant un chariot encombré de matériel.
— Jeune fille, il va falloir me laisser seule avec la patiente.
Léa m’agrippe le bras et me souffle :
— Préviens la bande. Axel d’abord, puis Léo et Tibor. Ceux qu’on aime bien ensuite.
Dans le hall, un flot incessant de gens qui entrent et qui sortent. Certains portent des nouveau-nés, d’autres poussent des chaises roulantes, plusieurs ont des béquilles et d’autres encore sont en simple visite, la mine réjouie ou fermée suivant le motif qui les a conduits dans ces murs. À chaque ouverture des portes automatiques, une bouffée d’air froid venue de l’extérieur m’enveloppe. Pour passer tous les coups de fil, je me suis installée dans un coin du hall, près de la fenêtre et du radiateur, comme au lycée. À chaque appel, bien que je ne parle que d’une maladie du cœur sérieuse en évitant de préciser l’issue prévue, c’est l’incrédulité et l’abattement. Vanessa et Pauline ont même pleuré. Axel a demandé s’il pouvait venir. Tibor aussi. Je m’efforce de ne pas sombrer dans la même émotion que ceux qui apprennent la nouvelle. J’évite de rester trop longtemps avec chacun, prétextant le nombre de ceux que je dois encore prévenir pour raccrocher au plus vite. Parfois, entre deux appels, je sors respirer.
Je suis en train de prévenir Marie lorsque j’ai la surprise de voir ma mère débouler dans le hall de l’hôpital. Elle va si vite, dans une énergie tellement différente de ce qu’elle dégage habituellement, que d’abord je ne la reconnais pas. Étrange sentiment que de considérer cette femme comme une étrangère qui me dit quelque chose avant de me rendre compte subitement que c’est celle qui m’a donné la vie. Elle fonce trop rapidement vers le comptoir d’accueil pour me remarquer.
— Maman !
Elle tourne la tête et change de trajectoire pour se jeter sur moi. Elle m’enlace comme si c’était moi qui avais une raison d’être à l’hôpital.
— Ma chérie…
Elle lit dans mes yeux.
— Comment va Léa ?
— Avant d’atterrir ici, plutôt bien… Ils n’arrêtent pas de lui faire des examens. Chambre 217, deuxième étage.
— Tu tiens le choc ?
— J’essaie de l’aider. Je suis en train de prévenir tous nos copains…
— C’est difficile, je sais. Mais c’est bien que ce soit toi qui le fasses.
Elle m’embrasse.
— Tu as l’air fatiguée. Élodie est là ?
— Avec Christophe, ils sont en rendez-vous avec les docteurs.
— Je vais essayer de les voir.
Elle s’éloigne. De ce hall, maintenant que nos proches sont au courant, tout semble plus grave. Je n’en suis pas fière, mais finalement, je préférais lorsqu’il n’y avait que moi pour savoir ce dont souffrait Léa. Maintenant, tout le monde va prendre soin d’elle, tout le monde va lui témoigner une affection qu’elle mérite largement mais, du coup, même le maximum de ce que je peux faire semblera plus banal.
Le soir, les infirmières m’ont gentiment poussée vers la sortie à 22 heures. Mon père est passé pour discuter avec Christophe et me ramener. Au bout du couloir, ils ont parlé longuement. Élodie les a rejoints. Les parents de Léa écoutaient papa. Je n’entendais rien de leur conversation, mais en le voyant face à eux, droit, précis dans ses gestes, j’ai retrouvé un peu celui qu’il était avant de changer de métier.
À la maison, Lucas m’avait attendue pour me dire bonsoir. J’en ai été touchée.
— Tu as manqué à Flocon, m’a-t-il dit, le regard fuyant, gêné de parler d’un sujet qui pourrait laisser penser qu’il est capable de tendresse. Il te cherchait partout en miaulant. J’ai bien essayé de jouer avec lui, mais je crois que je ne sais pas m’y prendre. Hier, je l’ai à moitié assommé en lui lançant le frisbee…
En retrouvant mon chat, j’ai eu un vrai choc. Je n’étais partie que quelques jours et il avait pourtant changé. Il semble aujourd’hui plus grand, plus sage, mais heureusement toujours aussi mignon.
— Tu verrais ce qu’il arrive à faire maintenant ! m’a expliqué Lucas. Il saute jusque sur l’étagère des DVD. Zoltan devient fou quand il le voit faire ça ! Il s’installe au sommet et il regarde, peinard, du haut de sa forteresse imprenable. Je l’ai aussi vu grimper sur le bouleau dans le jardin, bien au-dessus des premières branches ! Et il lorgne sur le cerisier…
Même lorsque vous n’êtes pas là, le monde continue.
Alors que je rejoins ma chambre, Flocon me suit en trottinant. Au moment d’entrer dans la pièce, il me double et file s’asseoir au pied de mon bureau. Il fixe ostensiblement le plateau.
— Tu veux ton bouchon ?
Il répond d’un miaulement. Je suis tellement heureuse qu’il veuille encore jouer. Tout n’a pas changé. J’ai tellement peur de perdre ceux que j’aime. Même la simple idée de m’en éloigner m’est insupportable.