Le bouchon rebondit sur mon tapis et Flocon s’en donne à cœur joie. Il a gagné en rapidité et en précision. Ce doit être de cela que nos parents parlent lorsqu’ils disent que l’on change à vue d’œil.
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Au lycée, la nouvelle de la maladie de Léa s’est répandue comme une traînée de poudre. C’est LE sujet de ce retour de vacances. Même ceux qui ne connaissent pas son prénom savent ce qu’elle risque. Il y a ceux qui prétendent qu’elle a un cancer, ceux qui confirment qu’elle est déjà morte dans d’horribles souffrances, ceux qui racontent qu’elle a perdu tous ses cheveux, d’autres, encore mieux informés, qui précisent que les toubibs lui ont déjà amputé les deux jambes pour tenter de stopper la mystérieuse gangrène galopante qui la ronge. Et au sommet de cette pyramide de racontars et de rumeurs, on trouve Dorian et sa garce de Laura qui minimisent et méprisent le sujet — comme tout ce qui les empêche d’être l’unique centre d’attention.
Léa va mieux. Les médecins ne veulent pas la laisser retourner au lycée tant que le traitement n’est pas dosé, mais le fait est qu’elle a retrouvé des couleurs. Il faut dire qu’elle est très préservée et ne fait aucun effort physique, hormis les fous rires que l’on a eus dans sa chambre à cause d’une infirmière qui la traite comme une gamine de 2 ans. « Elle a pas mangé tout son yaourt ? C’est pas bien, ça. Il faut manger tout son yaourt si on veut être une gentille fille. » J’ai passé mon après-midi à l’imiter. On a bien rigolé.
Axel a été le premier à lui rendre visite. Avec des fleurs. Je ne l’avais jamais vu offrir des fleurs à quelqu’un. Je ne veux même pas y penser. Je comprends qu’il le fasse, mais quelque part ça me fait mal. Mais je comprends. Mais ça fait mal. Ça marche aussi quand je commence dans l’autre sens. Ça me fait mal qu’il lui offre des fleurs, mais je comprends. C’est sans fin. Léo et Tibor sont aussi venus. En repartant, Léo m’a dit que j’étais l’ange gardien de Léa et m’a souhaité bon courage. J’en ai hoqueté d’émotion. Je n’avais jamais fait ça. S’il m’avait demandée en mariage juste après, j’aurais dit oui. Pauline, Marie, Vanessa et Antoine sont venus également. Il y a aussi ceux qui m’ont appelée. Parce que, en plus, je fais le standard pour tous ceux qui n’arrivent pas à joindre Léa. Maintenant, je suis une vraie pro : « Je lui transmets ton appel et je sais que cela lui fera plaisir. Ne t’inquiète pas. Non, demain entre 15 heures et 16 heures, elle a déjà deux personnes. Est-ce que tu peux décaler à 17 heures, mais je dois te prévenir, elle sera fatiguée… » Si je n’arrive pas à faire plongeur-scaphandrier, je pourrai toujours faire assistante.
Je ne sais pas si c’est le contrecoup de ce que j’ai vécu ces derniers jours ou le fait que Léa ne soit pas au lycée, mais ce matin j’ai le moral à zéro. Me retrouver en cours sans elle à côté de moi me flanque le cafard. En première heure, on avait SVT. J’étais toute seule à ma table. Je voyais tous les autres par paires, j’entendais leurs rires, je sentais leur complicité. Moi j’étais à côté d’une chaise vide, passant d’un délire à l’autre, me disant soit que Léa était déjà morte et qu’elle ne reviendrait jamais, soit que seules ses deux jambes amputées pourraient suivre les cours parce que tout le reste était trop contagieux.
Être isolée ainsi n’a pas dû m’arriver plus de trois fois depuis que je vais à l’école. En deuxième heure, Antoine est venu s’asseoir à côté de moi. Mon visage a dû s’illuminer comme une braise sur laquelle on jette dix litres d’essence. Je l’aurais embrassé de gratitude. S’il m’avait demandée en mariage juste après, je lui aurais dit oui. Je sais ce que vous pensez, mais s’il vous plaît, ne me jugez pas. Je ne suis pas frivole, tout au plus fragile en ce moment. Antoine m’a dit :
— Ça ne doit pas être facile pour toi, alors je viens te tenir compagnie en attendant qu’elle revienne. Toi et Léa, c’est un peu comme Malik et moi. S’il était à l’hosto, il me manquerait, ce gros bâtard…
Je me retourne et je vois Malik qui me sourit tout en faisant un geste obscène à son complice. Un vrai témoignage d’affection entre garçons, d’après mon expérience.
Antoine sort son classeur et sa trousse. Nous n’avons jamais été voisins directs. On se regarde. Son œil pétille. Il me dit :
— Là, si on était en voiture, je dirais que je suis à la place du mort. Mais vu ce qui arrive à Léa, c’est pas super drôle…
Effarée, je secoue la tête. Il s’excuse :
— T’as raison, c’est nul. En même temps, voyons le positif de la situation : si Léa ne revient pas tout de suite et que je reste à côté de toi pendant les contrôles, ma moyenne en maths va sûrement remonter…
Ce soir, après la sortie des cours, Louis a prévu d’aller voir Léa le premier. Axel ne peut pas aujourd’hui et moi j’irai un peu plus tard parce qu’il faut d’abord que je lui photocopie les cours qu’elle a manqués. Je crois qu’elle n’y touchera pas, mais je tiens à le faire quand même parce qu’elle doit rester impliquée.
À la maison, en rentrant, j’ai encore été témoin de quelque chose d’hallucinant. Rien que d’entendre Lucas exploser de rire de cette façon-là me faisait redouter le pire. J’ai retiré mes chaussures en hâte et avant même d’aller embrasser maman, je me suis précipitée voir quelle stupidité pouvait le mettre dans une joie pareille. La première chose que j’ai aperçue en passant la porte du salon, c’est Flocon, tout ébouriffé, faisant un salto arrière et retombant pour repartir à fond comme un hystérique. Il a traversé le canapé comme un malade avant de se fracasser sur le mur de l’escalier. Ça a fini par arriver : mon crétin de frère a drogué mon chat.
— Mais qu’est-ce que tu as fait manger à Flocon ?
— Rien du tout, regarde. C’est le laser. Il est prêt à tout pour attraper le point rouge…
La petite tache lumineuse passe près de mes pieds et Flocon la poursuit avec des yeux exorbités de chat psychopathe. Mon frère projette soudain le point sur ma cuisse. Trop content de voir sa cible enfin immobile, Flocon piétine, prend son élan, et tel le guépard qui veut se farcir l’éléphant, bondit. Ses griffes n’ont aucun mal à traverser mon jean pour se planter dans ma chair. Je hurle. Lucas est mort de rire. De la cuisine, maman s’énerve :
— Lucas, si tu continues, je te supprime ce chat !
C’est dégueulasse. Ce pauvre chat n’y est pour rien. C’est Lucas et son laser qu’il faut supprimer.
34
— Tu crois que ça va marcher aussi bien que le coup des meurtres ?
— Regarde donc ce que j’ai apporté dans ce sac…
Manon ouvre l’emballage plastique, en découvre un autre à l’intérieur, puis encore un autre.
— Dis-moi, c’est de l’uranium là-dedans, ou t’avais peur que ça se sauve ?
En apercevant le contenu, elle lâche tout et recule en poussant un cri d’effroi. Heureusement que ça ne casse pas…
— C’est répugnant ! Où as-tu trouvé ces horreurs ?
— Dans les poubelles du labo de science. Et il n’y a plus aucune chance pour que ça se sauve…
Manon est écœurée. Elle secoue la tête pour chasser la vision. Je referme le sac et lui tends une petite boîte hermétique.
— Allez, aide-moi à installer les boules puantes. Il faut en disposer partout. On va aussi en cacher dans le massif, à côté de ta porte d’entrée, comme ça ils seront vite dans l’ambiance. Tu disais que l’agence de la dernière fois a jeté l’éponge ?
— Ouais, du coup, c’est une nouvelle qui fait visiter. La bonne femme était folle, elle a dit à mon père que personne ne voudrait jamais acheter une maison où ont été commis des meurtres. Mon père n’a rien compris, il s’est énervé et il les a jetés. Heureusement, il n’a rien cru de ce qu’elle a raconté. Mon frère a été génial. Lorsque les parents lui ont répété tout ce que la nana avait vu, il a simplement dit : « Ils sont prêts à raconter n’importe quoi pour ne pas faire leur boulot, ceux-là. »