— Regarde-le faire son joli cœur, grogne-t-elle. Si j’étais un mec, j’irais lui péter sa jolie petite gueule.
— Tu as essayé de prévenir ta sœur ?
— Et depuis quand une fille sous le charme écoute les conseils ? Viens, ils se lèvent, on bouge.
Je laisse Eva à sa surveillance rapprochée et je gagne notre bâtiment pour rejoindre la salle de maths. Après l’effervescence du hall, le calme des couloirs déserts est assez flippant. Les minuteries ont coupé les lumières et, dans le silence, au lieu des bruits de cavalcades habituels, mes pas résonnent de façon inquiétante. Mon cauchemar serait de tomber nez à nez avec la brute qui m’a menacée et que j’aperçois de loin de temps en temps. Je ne m’attarde pas dans les escaliers, et surtout j’évite de me dire que les ombres projetées des rampes dessinent des dents géantes sur le mur. Voilà un excellent décor de film d’horreur pour traumatiser la petite Soraya lorsqu’elle aura guéri de sa phobie des zombies mangeurs de chiens. J’arrive enfin à la salle B 209 et j’entre directement.
À peine la porte ouverte, je pousse un cri. Je crois que je n’ai jamais hurlé comme ça. Je m’étais déjà copieusement « pré-épouvantée » dans les corridors sombres, mais ce que je découvre me pétrifie.
Tibor est debout sur une chaise, elle-même posée sur le bureau. Juché sur son échafaudage, il a les bras plongés dans le faux plafond. Il a eu aussi peur que moi et mon irruption a manqué provoquer sa chute.
— Tibor, qu’est-ce que tu fous ? J’ai failli crever.
Il tremble.
— Tu m’as fait peur…
— Qu’est-ce que tu trafiques dans le plafond ?
— Je vais tout t’expliquer. Mais avant, tu dois me jurer de n’en parler à personne. Jamais. Sinon…
Il saute de sa chaise et s’approche. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression de ne pas le reconnaître. Il me met mal à l’aise. Je recule, mais je ne tarde pas à me retrouver coincée dos au mur. Je l’aime vraiment bien ce garçon, je ne voudrais pas qu’il soit impliqué dans un truc louche.
— Camille, tu sais que j’aime les animaux et que je déteste le gâchis…
J’approuve d’un mouvement de tête aussi vite que je peux tout en me demandant ce qu’il va pouvoir dire après ça. Je l’imagine ajoutant : « C’est pour ça que j’adore dévorer de la chair humaine… Ahahahah ! », avant de me découper avec une machette. Ou alors il dirait : « Eh bien, je vends de la drogue que je cache dans le plafond pour financer des refuges ! »
Il est devant moi. Lui ne tremble plus, moi si. Sa voix s’étrangle :
— J’ai un peu honte, mais je pense que tu comprendras. J’ai de la chance que ce soit toi qui m’aies découvert. Depuis deux semaines, je vole des aliments que tout le monde laisse sur les plateaux au réfectoire pour nourrir les animaux que je garde et ceux qui n’ont pas de maître. Je ne supporte pas de voir toute cette nourriture jetée alors que ces petites bêtes ont faim…
Soupir de soulagement intérieur. Il est fou, mais seule sa voix sera étranglée aujourd’hui.
— Mais qu’est-ce que tu fais dans le faux plafond ?
— C’est ma réserve. Je ne peux pas trimbaler mon butin tous les après-midi, alors je le cache là-haut. Tu veux voir ?
Il saute sur le bureau, escalade la chaise et sort trois sacs plastique de leur cachette. Des portions de fromage, des gâteaux, du pain, quelques yaourts, que des choses emballées.
— Tes chiens mangent des yaourts ?
— Je garde un chihuahua qui s’appelle Octavio et qui en raffole. Surtout ceux à la pêche avec des morceaux de fruit.
— Et tu récupères ce que tu as pris le soir ?
— Dès que tout le monde est parti. Parfois, ce n’est pas possible parce que les femmes de ménage sont déjà là.
Il remonte ses provisions dans leur cachette et remet la dalle en place. Quand tout est en ordre, il nettoie la chaise et le bureau d’un revers de manche.
— Tu n’en parleras à personne, promis ?
— Bouche cousue.
Sans crier gare, il me prend dans ses bras.
— Merci, Camille.
Le pire serait qu’à cette seconde Dorian et Laura entrent. Mais le dieu facétieux qui gère notre monde doit être occupé ailleurs. Personne ne nous a surpris. On est restés quelques instants l’un contre l’autre. On a juste crié de peur en sursautant comme des chinchillas foudroyés quand la sonnerie a retenti.
36
M. Rossi a raison : nous ne sommes que des animaux. D’un côté, il y a le stress des examens qui approchent de plus en plus vite, les pièges de la vie dont on nous informe chaque heure, les actualités scandaleuses et déprimantes, les drames au milieu desquels nous vivons — divorces, maladies, Dorian et Laura, récemment surnommés peste et choléra —, sans parler de la famine et des guerres si on élargit un peu l’horizon. On devrait être stressés comme des cochons d’Inde scotchés sur le capot d’une formule 1 lancée à 250 km/h à l’entrée d’un grand virage. On ne devrait plus dormir, on ne devrait plus rire, on ne devrait même plus espérer. Et pourtant, il suffit qu’il fasse un temps comme aujourd’hui pour que tout cela ne compte plus.
L’arrivée des beaux jours est à elle seule suffisante pour nous faire tout oublier, pour annihiler toutes les pressions et nous élever au rang d’êtres joyeusement insouciants et heureux. Quand il fait beau alors qu’il a fait gris si longtemps, la peau frémit et le cochon d’Inde peut danser sur le capot pendant que le bolide dérape. M. Rossi dit en riant qu’au printemps, notre cerveau se dissout dans les hormones et qu’il n’y a plus moyen de nous tenir. Il nous prévient aussi que les prédateurs apprécient cette période parce que leurs proies sont alors moins vigilantes. J’aime bien sa théorie : il rappelle qu’à l’origine, les vacances d’été étaient faites pour libérer les enfants qui devaient aider leurs parents pendant les moissons. Les beaux jours constituaient alors la saison la plus active. C’est toujours vrai pour les animaux. Dès qu’il fait beau, les oiseaux s’activent à construire les nids, les castors refont leurs barrages et les ours passent au moins une semaine à se déconstiper. Mais pour nous, c’est l’inverse. À notre époque, la saison durant laquelle on pourrait en faire le plus est celle où l’on en fait le moins. Pour l’immense majorité, l’été ne sert plus à rien d’autre qu’à glander. Résultat, beaucoup « se trouvent dépourvus quand la bise fut venue ». Je suis certaine que vous savez déjà que ce n’est pas de Jérôme Chevillard.
Dans la grande série « nous ne sommes que les jouets de la nature », Mme Holm nous a aussi parlé des canards dont l’activité sexuelle varie en fonction de la lumière. À mesure que l’ensoleillement augmente, les testicules des mâles grossissent, les poussant à s’accoupler. Ce qui nous conduit à cette merveilleuse citation que je vous offre : « Lumière depuis le matin, ça va chauffer pour Coin-coin. » Jérôme Chevillard n’aurait pas dit mieux. Qui osera mettre ça à l’entrée d’un musée ou au début d’un livre ? Je ne sais pas pourquoi mais cette histoire de testicules qui gonflent avec la lumière me renvoie au Don Juan de la petite sœur d’Eva. Dans quel état va-t-il être après une journée pareille ? J’ai aussi une pensée émue pour les canards. Victimes de la lumière. Les pauvres. Qu’est-ce que ça donne quand on les photographie avec un flash ?