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Les trois premiers boutons de mon chemisier sont ouverts sous un pull à col en V. Je n’aime pas trop me maquiller. Ma tante Margot dit un truc que je trouve malin : « Plus on en met, plus y a des chances que ça s’écroule. » Et il est vrai que le soir, quand tout le monde repart du lycée, les tenues ne sont plus aussi soignées. Les chemises sortent des pantalons, les coiffures sont désordonnées. La journée est passée par là. C’est vrai pour tout le monde, sauf pour Vanessa. Elle, c’est une star. Je la connais depuis plusieurs années et je ne l’ai jamais prise en défaut. Du matin au soir, on dirait qu’elle est sur un podium de défilé de mode. Vêtements top, coiffure parfaite, maquillage pro, et toujours le sourire qui va bien, le geste qui fait classe. Pas une mèche de travers, pas un ongle mal verni. Un authentique top model. Même quand elle est assise, on a l’impression qu’elle court dans une publicité pour les shampoings avec ses beaux cheveux blonds qui ondulent. Malheureusement, elle n’est pas aussi douée pour les études que pour se faire belle. Elle a aussi un sacré problème avec les garçons, qui bavent tous devant elle. Mais en tant que fille, n’étant pour elle ni une rivale ni une critique, on s’entend plutôt bien.

Ça va bientôt sonner mais, pour le moment, tout le monde s’engouffre dans le grand hall. Chacun s’embrasse, s’appelle, rigole et se retrouve. Dans quelques instants, au signal sonore, cette masse grouillante va se répandre dans les couloirs, les escaliers, les étages et à peine trois minutes plus tard, il n’y aura plus personne, à part quelques retardataires. Après le tumulte, plus de bruit hormis le son étouffé des voix dans les classes, derrière les portes fermées.

Ce matin, on commence par une heure de philo avec Mme Gerfion. Pas facile comme nom. Ma mère dit que l’on ne doit pas se moquer et qu’elle n’y est pour rien, mais quand même… Pourtant, ce n’est pas son nom le pire, c’est sa tête. Ce n’est pas qu’elle soit moche, mais je parie qu’elle se prépare sans même se regarder dans une glace. C’est peut-être un vampire. Cela expliquerait qu’elle soit incapable de se voir dans un miroir. C’est sans doute pour cela que, régulièrement, ses boutons de gilet sont décalés. Ce matin, je pense qu’elle s’est en plus maquillée dans un train qui déraillait. Pour venir, elle est passée par la Cordillère des Andes, et la voie s’est effondrée parce que Léo et Axel ont fait sauter un pont. Seule rescapée : Mme Gerfion et sa tête d’épouvantail. « Trop pas de chance, lol ! » comme dirait Lana. En tout cas, je ne vois qu’une catastrophe pour justifier son apparence, parce que c’est un genre de record. Ou alors elle a croisé Zorro qui lui a fait un Z sur la tronche parce qu’elle a donné ses biscuits diététiques à des petits Mexicains affamés. Dans la classe, tout le monde rigole en douce. Je suis à deux doigts de la prévenir qu’elle a un problème, mais je n’ose pas. Pourtant, à sa place, j’aimerais bien que quelqu’un me dise que je ressemble à un panneau de risque de verglas néozélandais.

Les derniers ne sont même pas assis qu’elle commence déjà son cours. Elle nous parle de Descartes et de Spinoza, du libre arbitre et du déterminisme — autant de notions qui trouvent un écho puissant en chacun de nous à 8 h 37 du matin. Il y a celles qui prennent des tonnes de notes sans comprendre un mot, ceux qui finissent leurs maths pour le cours d’après, ceux qui regardent par la fenêtre alors que le jour se lève, mais la majorité est focalisée sur un tract flashy que l’on nous a distribué à l’entrée au sujet de la fête pour l’anniversaire de l’établissement.

Je suis à côté de Léa. À trois tables devant, Axel dépasse. Léo est proche de la porte, prêt à bondir à couvert si l’immeuble subissait une attaque au lance-roquettes. Marie est juste devant le bureau de la prof, avec Pauline qui a retrouvé le sourire.

Au rang devant le mien, Mélissa fixe le tract. Le lycée va fêter ses cinquante ans. Un demi-siècle. Même mes parents n’étaient pas nés. Par contre, je crois que certains profs étaient déjà là à l’ouverture. La purée qu’ils nous servent à la cantine aussi. Le tract annonce une « grande fête » avec un spectacle musical joué par des enseignants et des élèves, des anciens qui viendront parler de ce qu’ils sont devenus et une boum géante. J’en frémis d’avance. Ce que sont devenus les anciens élèves ? C’est bien de savoir qu’ils ont survécu, mais franchement… Je ne sais pas à quoi va ressembler ce « grand événement incontournable » mais l’idée de mélanger les profs et les élèves pour une fiesta m’interpelle…

Mélissa a dessiné un cœur sur son tract. Elle dessine des cœurs partout. Sur les cahiers de textes des garçons, sur les sacs, sur les tables. Elle en est gonflante. D’habitude, Mme Gerfion ne s’en rend pas compte, mais comme le tract est fluo, c’est plus facilement repérable. J’alerte Mélissa et je me redresse. Mme Gerfion reprend sa tirade :

— Quand le temps de l’argument n’est pas celui de l’esprit, c’est l’intérêt qui prévaut, et l’action qui en découle ne peut être que pervertie. C’est essentiel pour comprendre ce courant philosophique.

C’est exactement ce que je me dis tous les mardis quand je sors les poubelles.

3

Pendant la récréation du matin, le grand hall est bondé. Le doux parfum de la cantine flotte déjà dans l’air. Quoi qu’ils préparent, ça sent toujours la même chose. Les sacs s’empilent le long des murs. Pour les récupérer, c’est à chaque fois la galère pour ceux qui ont le dernier modèle à la mode parce qu’ils ont tous le même. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour être au top… Moi je n’ai pas ce problème, les parents ne m’ont jamais laissée jouer à ça. Au début, je leur en ai voulu, mais j’ai vite constaté que c’est plus un avantage qu’un inconvénient. À toujours vouloir ressembler aux autres pour se sentir intégré, on finit par sacrifier beaucoup trop de soi.