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Je suis remontée dans ma chambre sur la pointe des pieds. Flocon était devant la fenêtre. Je me suis approchée. Je l’ai caressé.

— Tu as envie de sortir, mon grand ?

Il a miaulé. J’ai ouvert la fenêtre. Il m’a regardée, surpris que je lui cède, et il a vite sauté au cas où je changerais d’avis. Une fois arrivé sur sa branche, il s’est retourné. Je vous jure que même si ce n’est qu’un chat, ses yeux m’ont dit merci.

37

« Qu’ils oublient cette horreur aussi longtemps qu’ils le peuvent », avait dit maman. Cela n’aura duré que deux semaines.

Léa est dispensée de sport. À chaque cours, elle reste sur la touche, assise au grand air, souvent avec Tibor dans le rôle de l’arbitre qui siffle n’importe quand.

Ce jour-là, l’ambiance était légère. Après le cours, une partie de notre bande avait même prévu d’aller faire un tour au centre commercial. Pas moi. Je n’ai pas eu envie de les accompagner parce que la simple idée d’être repérée par l’une des soixante-cinq caméras de surveillance de mon père me hérisse. Axel a lui aussi décliné parce qu’il avait autre chose à faire. Nous étions en pleine partie de volley. Inès s’était déjà prise deux fois dans le filet comme un papillon. Du coin de l’œil, j’apercevais Léa et Tibor qui rigolaient bien ensemble. C’est peut-être le fait de rire autant qui l’a épuisée. Nous venions d’attaquer la seconde partie lorsque Léa s’est repliée sur elle-même en suffoquant. Puis tout à coup, elle est tombée de son banc. Tibor a aussitôt appelé à l’aide.

En trois enjambées, Axel est à son chevet. J’arrive la deuxième, le prof ensuite.

— Écartez-vous, dit-il. Laissez-la respirer. Léa, parle-moi.

Elle ouvre les yeux en grimaçant de douleur. Elle semble sur le point de s’étouffer. Je me jette sur son sac en criant :

— Il faut lui faire sa piqûre !

M. Taribaud la place délicatement en position latérale de sécurité. Il est très calme, contrairement à moi.

Je me penche sur mon amie et je lui murmure à l’oreille :

— Respire, ma vieille. Je trouve ta seringue et tout ira mieux.

J’attrape l’étui. Le prof intervient :

— Tu sais faire les injections ?

Je secoue la tête négativement. Il me prend doucement la boîte des mains.

— Je vais m’en occuper.

Il regarde la petite note d’instructions de l’hôpital en retirant le capuchon de l’aiguille.

La classe s’est rassemblée autour de nous. Il y a si peu de bruit que chacun entend le souffle court de Léa. Tibor lui a pris une main et Axel l’autre.

Pendant qu’il fait l’injection, le prof appelle Louis :

— Fonce à l’accueil et demande-leur de prévenir les pompiers.

Léa suffoque. Sa peau prend une teinte que je n’ai jamais vue et que je n’aime pas du tout. Son regard est fuyant, ses yeux se révulsent presque. Je ne dois pas pleurer. « Laisse-les croire que tout va bien », disait maman. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Les images les plus horribles s’imposent à moi. Si ça se trouve, Léa ne sortira pas vivante de ce terrain de sport. Si ça se trouve, cette journée est la dernière que nous aurons passée ensemble. Je sens que je vais craquer. Axel pose sa main sur mon bras. Au-dessus du corps étendu de Léa, nous échangeons un regard. Il est aussi ému que moi, mais lui trouve la force de se contenir. Il me donne le courage de me ressaisir.

Léa est soudain secouée de convulsions. Un murmure de panique parcourt la classe.

— Tout va bien, tempère le prof. La notice dit que c’est le premier effet visible de l’injection. Les produits commencent à faire effet.

Moi qui le prenais pour un clown avec des ballons, je trouve qu’il a un sacré cran.

Les secours n’ont pas traîné. Mon grand-père répétait toujours que même dans le pire des drames se cache toujours quelque chose d’hilarant. Il a raison. Lorsque les pompiers sont arrivés, sans doute par habitude, ils se sont rués sur Tibor, qui s’est enfui à travers le terrain de foot en hurlant :

— Je vais bien, je vais bien ! C’est pas moi ! Foutez-moi la paix !

Les pompiers ne m’ont pas laissée accompagner Léa. Elle est partie toute seule. Je trouve ça épouvantable. Elle ne respirait toujours pas normalement, même placée sous oxygène. Lorsque les portes de la camionnette rouge se sont refermées sur sa civière, j’ai éclaté en sanglots.

38

Que les délégués de classe soient convoqués n’est déjà pas bon signe, mais que je le sois avec eux, c’est complètement inhabituel. Je sais que je n’aurais pas dû envoyer balader Dorian pendant le cours de chimie, mais il l’avait bien cherché. De toute façon, depuis que Léa est à l’hôpital, j’ai les nerfs à fleur de peau. Le reste de la classe n’est pas en meilleur état et les profs disent qu’on est insupportables. On va se prendre un sacré savon…

En arrivant avec Marie et Antoine devant la salle des profs, on n’en mène pas large. Chacun prend une dernière inspiration avant de se jeter à l’eau. Ultime échange de regards avant de pénétrer dans la fosse aux lions. Antoine frappe. Première mauvaise nouvelle : c’est la voix puissante de M. Tonnerieux qui répond. Si le proviseur s’est déplacé, ça va être une boucherie. On ouvre et on entre les uns derrière les autres, comme les canards au stand de tir de la fête foraine.

Deuxième mauvaise nouvelle : tous les profs sont là. Ce n’est plus une réunion de recadrage, c’est un vrai conseil de discipline.

— Asseyez-vous, nous avons peu de temps, lance le proviseur.

Mme Serben, M. Rossi, Mme Holm et même Shelley, Gerfion, Alvares et Taribaud sont là. Et moi, pauvre andouille, je n’ai même pas pris un bloc et un stylo pour faire sérieuse. Je vais me faire dézinguer.

— Nous avons un problème avec votre classe, attaque M. Tonnerieux, et nous allons devoir réagir.

Antoine est passé en mode « élève modèle » et hoche la tête avec déférence. Marie et moi sommes plutôt en mode « lapin pris dans les phares » et on attend de voir les petits légumes arriver, prêtes à se faire réduire en civet à coups de hurlements. Il poursuit :

— Depuis maintenant plusieurs semaines, vos résultats sont en chute libre. Même chez les bons élèves.

Tous les profs approuvent dans un ensemble parfait. Il marque un temps avant d’ajouter :

— Votre comportement s’est aussi… compliqué, dirons-nous pudiquement.

Échange de regards ironiques entre nos enseignants. On va prendre perpète avec option torture.

— Nous pensons que cette dégradation est en grande partie liée à ce que vous ressentez vis-à-vis de l’état de santé de Léa et son hospitalisation. Beaucoup d’entre vous dans cette classe sont très liés avec elle, nous le savons. Mais les examens approchent et au train où vous allez, vous risquez de rater vos épreuves. De toute façon, même si par miracle vous vous en sortiez, notre bienveillance ne pourrait pas sauver les notes actuelles qui figureront sur vos dossiers. Cela risque de vous pénaliser pour les inscriptions en études supérieures. Nous sommes confrontés à une situation exceptionnelle. Croyez bien que nous comprenons l’attachement que vous éprouvez pour Léa. Mais nous ne voulons pas que le drame qui la touche entraîne toute la classe vers l’échec, et c’est pour cela que nous avons voulu vous parler.

Stupéfaction de notre trio. Ils ne nous ont donc pas convoqués pour nous exécuter mais pour nous aider ?

M. Rossi prend la parole :

— Nous sentons clairement que la plupart d’entre vous vivent avec beaucoup d’émotion ce qui arrive à Léa. Vous êtes nombreux à lui rendre visite à l’hôpital et vous êtes préoccupés. Cela se fait aussi au détriment de vos études et des objectifs que vous ne devez pas perdre de vue. Aussi difficile que cela puisse paraître, nous vous demandons, dans votre propre intérêt, de vous focaliser sur vos études. Vous êtes à une étape cruciale de votre vie et ce qui arrive à l’un de vous ne doit pas vous détourner des raisons pour lesquelles vous êtes ici. Nous allons vous aider, mais nous ne pourrons rétablir la situation que si vous êtes motivés. C’est pourquoi nous comptons sur vous, les délégués, et toi Camille, en tant que proche de Léa, pour faire passer le message à vos camarades.