— Tu y es déjà allé ?
— Trop cher, trop loin. Peut-être un jour. Passe-moi tes cours à scanner.
Sur son bureau, entre l’ordinateur et les livres, je remarque deux photos, les deux seules de la chambre. Sur l’une, Axel est entouré de Louis, Léo et d’autres garçons que je ne connais pas. Le cliché a certainement été pris en été vu le ciel bleu, et sans doute l’année dernière étant donné qu’ils n’ont pas trop changé. Mais je ne sais pas où parce qu’ils sont plusieurs à porter des pagaies. Sur l’autre photo, Axel est entre Léa et moi. C’était à l’anniversaire de Malik. À côté du cadre, il y a le mug que je lui avais offert. Mon cœur s’emballe à nouveau… Jusqu’à ce que, de l’autre côté, je découvre qu’il y a aussi le superbe stylo que Léa lui avait acheté.
— Tu n’as qu’à t’asseoir sur mon lit pendant que je scanne, ce ne sera pas long.
Je m’en fiche que ce soit long. Ça peut même durer des heures pour chaque page. Au pied de l’armoire, il y a les chaussures dans lesquelles il court si vite. Sur son étagère, il y a ses coupes sportives.
— Tu ne lis jamais de romans ?
— Je n’ai pas trop le temps. Ma mère rentre tard. Elle est sur deux mi-temps qui sont assez éloignés et je m’occupe beaucoup d’Océane. Il faut jongler. La dame que tu as vue nous aide, mais parfois elle nous plante et je suis obligé de me débrouiller tout seul.
— Et ton père ?
Il ne répond pas immédiatement.
— Il est parti quand maman était enceinte d’Océane. Ça fait plus de dix ans. Il nous a laissé des dettes et un canapé-lit.
Qu’est-ce qui m’a pris de poser la question ? De quoi je me mêle ? Pourquoi je ne lui ai pas en plus demandé qui est l’autre « dame » qu’il a emmenée dans sa chambre et avec qui ça a duré deux épisodes ?
— Je suis désolée.
— Au final, même si ce n’est pas toujours évident, on se débrouille mieux sans lui. Le seul vrai souvenir que j’ai de mon père, c’est une raclée qu’il m’a collée quand j’avais 7 ans parce que je lui avais dit ce que je pensais…
Il scanne mes pages, les unes après les autres. Il s’occupe de moi. En fait, il s’occupe aussi beaucoup de Léa puisque les copies sont pour elles. De qui s’occupe-t-il, en fait ? Je m’en fiche, c’est moi qui suis avec lui et qui le regarde. Je l’admire quand il soulève les feuilles, je l’admire quand il baisse le capot, je l’admire quand il tape sur son imprimante dont la cartouche d’encre fait des caprices. Quelle folle je fais… Je suis bien tentée de lui baratiner que je n’avais pas copié les cours d’hier non plus pour que ça dure plus longtemps, mais ce serait nul.
Ici, chez lui, dans sa chambre, je mesure tous les efforts qu’il accomplit pour être ce qu’il est. Je me doute que ça ne doit pas être simple, entre sa sœur et sa mère. Je comprends mieux ce détachement par rapport aux valeurs si futiles que partagent beaucoup de ceux de notre âge. Ça ne lui donne pas moins de valeur à mes yeux, c’est même tout le contraire. Plus que deux pages à scanner. C’est terrible. Un véritable compte à rebours. Mon esprit s’emballe. Il faut qu’il m’ait embrassée avant la dernière feuille. Il faut que je lui dise tout ce que je ressens avant la dernière ligne. J’ai envie de passer une vie entière avec lui dans les trois prochaines secondes. Ce n’est pas possible. Ça fait mal. Ça fait du bien. Si c’est ça être vivant, alors je comprends qu’on en sorte fatigué.
42
Difficile d’imaginer papa en petit frère. Quand je vois tante Margot à côté de mon père, j’ai du mal à me dire qu’ils ont été comme Lucas et moi. Est-ce qu’elle lui a donné à manger quand il était bébé ? Est-ce qu’elle l’a vu se coincer les fesses dans la cuvette des toilettes en criant au secours ? Est-ce qu’il lui a dessiné des chiens hideux qui ressemblaient à des poux pour les lui offrir avec tout son amour ?
Dans une même famille, les gens peuvent être différents. Margot et son mari forment un couple qui n’a rien à voir avec celui de mes parents. Je l’ai toujours senti, mais je comprends pourquoi depuis peu de temps. Ils sont plus libres, plus ouverts. Ils parlent de tout, ils sortent, partent en voyage. Ils n’ont pas d’enfants. Du coup, tante Margot a toujours été super gentille avec nous. Elle nous gâte, et quand j’étais petite, je me souviens d’avoir joué avec elle des heures durant, comme si c’était une copine.
Le repas se passe bien mais je trouve le temps long. Sauf quand Margot a raconté qu’une fois, papa et elle jouaient à glisser sur la rampe de l’escalier chez leurs grands-parents. Après plusieurs descentes maîtrisées, mon père s’est pris pour un cowboy, et il s’est élancé en faisant tournoyer son petit chapeau de feutre marron. En arrivant à fond sur la grosse boule de verre qui décorait l’extrémité, il a poussé un cri d’otarie électrocutée et a bien failli ne jamais avoir d’enfants. Selon l’expression de Margot, « elles sont remontées jusqu’aux yeux et ça lui faisait un drôle de regard ». J’ai plus faim. Lucas explose de rire, comme si cela dédramatisait le fait qu’il lui soit arrivé la même chose la semaine dernière en faisant des acrobaties à vélo.
Hormis cet épisode, je n’attends qu’une chose : aller m’asseoir avec Margot pour parler. Quand j’étais petite, selon un rituel bien établi, après le café, elle venait dans ma chambre. Je lui montrais tout ce qui avait changé depuis la fois d’avant, je lui racontais ma petite vie et on restait des heures à discuter. Maintenant, quand le temps le permet, on va faire un tour dehors ou on s’installe dans le jardin. Pour moi, elle est un peu à la fois une grande sœur et une grand-mère — si elle apprend que je la considère comme une grand-mère, elle va m’assassiner. J’aime sa vision de la vie et sa franchise. Elle ne s’embarrasse jamais de faux-semblants.
Dès l’entrée servie, elle a remarqué Lucas, qui refourgue tout ce qu’il ne veut pas manger à Zoltan sous la table. Mais elle ne dit rien.
Maman et elle s’entendent super bien. Marc, son mari, forme aussi un bon tandem avec mon père. Quand Margot fait une remarque à son petit frère — décidément je ne m’y fais pas —, papa démarre au quart de tour comme s’il avait toujours 7 ans. Il l’envoie balader en lui rappelant qu’elle n’est pas sa mère. Si on pousse un petit peu la voix dans les aigus et que le texte est prononcé avec une moins bonne articulation, on jurerait entendre Lucas. Tante Margot est la seule personne sur Terre capable de faire bafouiller mon père. Mais on ne doit pas en parler. Et tante Margot ne veut pas qu’on l’appelle tata. Juste Margot.
J’ai attendu des heures avant que l’on se retrouve enfin dehors toutes les deux, assises sous le cerisier. À travers le jeune feuillage, les rayons du soleil dessinent des formes sur le sol. Léo y verrait sans doute un excellent camouflage. Mélissa y distinguerait des cœurs, et Inès essaierait de balayer les ombres pour que ça fasse plus propre. Chacun voit ce qu’il veut. À l’autre extrémité de la pelouse, Flocon se balade sous la haie. Il se prend encore pour un grand tigre des steppes. Trop chou.
— Il est magnifique, ton chat. Ta maman m’a raconté comment tu t’en es occupée. Je suis fière de toi.
— Je l’adore.
— Marc ne veut pas que nous ayons d’animaux. Il dit que ça nous bloquerait à la maison…
Changeant de ton, elle ajoute :
— Tes parents m’ont aussi parlé de ce qui arrive à ton amie. Je ne l’ai pas vue souvent, mais je me souviens bien d’elle. C’est terrible. Comment réagit-elle ?
— Ça dépend des jours. Des fois, elle s’accroche, des fois, c’est plus dur…
— Et toi ?
— Je me dis qu’on finira par trouver un moyen. Ce serait trop injuste.
— Je reconnais là ton idéalisme, mais la justice n’a rien à voir avec ce qui se produit dans ce monde. Plus tôt tu le comprends, moins tu souffres. Je crois que la justice et la chance sont deux concepts que notre espèce a inventés pour justifier ce qu’elle ne maîtrise pas. Ça fait passer la pilule, ça justifie, mais ça ne change rien. Il vaut toujours mieux agir que croire.