Léa glisse dans son fauteuil.
— Alors ? J’ai pas trop perdu.
— Ce que tu as la chance d’avoir ne se perd jamais.
Elle sourit et change de sujet :
— J’ai trop soif. On remonte ?
En débouchant de l’escalier de la cave, je tombe nez à nez avec un homme, et j’ai un vrai mouvement de recul.
— Tu vas finir par me convaincre que je suis vraiment monstrueux…
Il me faut quelques instants pour le resituer tellement je trouve sa présence ici incongrue : M. Rossi se tient dans le couloir avec la mère de Léa. Ma question sort malgré moi :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Élodie répond :
— Monsieur Rossi est venu planifier les présences de Léa au lycée.
— Elle va revenir ?
— On l’espère. D’abord quelques jours, de temps en temps.
Léa remonte à son tour. M. Rossi lui tend la main.
— Bonsoir, Léa.
— Bonsoir, monsieur. Ça fait plaisir de vous voir !
— Merci. La réciproque est vraie. J’allais partir. Je pensais que tu te reposais. Je suis heureux de voir que ta complice est là et que vous vous amusez.
Élodie intervient :
— J’espère que vous ne vous êtes pas épuisées à la cave. Dans un quart d’heure, on fait ton point mesure.
M. Rossi plaisante :
— Même loin du lycée, tu n’échappes pas aux évaluations…
Léa a un petit rire nerveux. Je consulte ma montre :
— Il est tard, je dois rentrer. Maman doit déjà m’attendre.
— J’y vais aussi, déclare M. Rossi. Si tu veux, je te dépose.
45
C’est la première fois que je monte dans la voiture d’un prof. C’est aussi la première fois que je vois un de mes enseignants faire autre chose que parler devant un tableau. Il n’explique rien, il ne présente rien. On se contente de fonctionner autour de petites choses insignifiantes, comme si on était des proches. Il me tient la porte, je m’excuse de lui passer devant, on admire le ciel couchant d’un beau rouge, il vérifie que j’ai attaché ma ceinture. Mon père fait cela. Tous les pères doivent le faire. Quand M. Rossi a démarré, la radio s’est tout de suite mise en marche sur une station de variétés. Il s’est dépêché d’éteindre, mais j’ai eu le temps de reconnaître. Je serais curieuse de savoir s’il lui arrive de chanter sur les chansons qu’il aime, comme nous.
Sa voiture est petite mais impeccable. Pas vraiment une familiale. Une raquette de tennis traînait sur la place du passager, qu’il a mise derrière pour que je puisse m’asseoir. Il y a des cartons de livres sur la banquette. Pas de désodorisant, pas de paquet de chips éventré, pas d’autocollant ridicule à l’arrière. Fonctionnelle et sans aucun élément qui pourrait permettre d’en savoir trop sur lui.
Il conduit comme il parle, doucement mais avec précision, en entretenant la conversation :
— Si Léa revient au lycée, je pense que pour elle, l’effet sera bénéfique malgré la fatigue que cela engendrera.
— C’est certain. Mais il faudrait faire gaffe — enfin je veux dire attention — à ce qu’elle ne nous refasse pas une crise comme la dernière fois.
— Il faudra aussi faire « gaffe » à vous. C’est pour cela qu’on essaye de planifier. M. Tonnerieux et les collègues sont d’accord pour qu’elle revienne, mais pas à l’improviste. Il va falloir vous gérer.
— Vous pourriez l’empêcher de revenir ?
— D’un point de vue scolaire, son année est fichue et elle va certainement être obligée de redoubler. Alors on pense à vous et à l’effet que sa présence irrégulière provoque sur votre préparation à l’examen. À l’extrémité du boulevard, je tourne à gauche, c’est ça ?
— On peut couper par la rue, tout de suite au feu.
Il met son clignotant. J’ose demander :
— Vous croyez qu’elle va s’en sortir ?
— Tu veux dire guérir ?
— Survivre, au moins.
C’est la première fois que je pose la question frontalement. Tous les adultes à qui je pourrais le demander sont trop impliqués affectivement et l’interrogation à elle seule évoque le pire.
— Je ne suis pas qualifié pour répondre. Je l’espère.
— Mais en vous, perso, vous avez bien un avis. Comment le sentez-vous ?
— Je comprends ton envie de te rassurer — même auprès de quelqu’un d’aussi monstrueux que moi ! — mais je ne veux te donner ni faux espoir, ni frayeur inutile.
— Vous n’avez jamais peur ?
Il me jette un coup d’œil surpris :
— Jamais peur ? Tu plaisantes ? J’ai tout le temps peur. Et je peux t’assurer que c’est pour tout le monde pareil, sauf pour les crétins — et encore.
Je le fixe, stupéfaite. Derrière son profil, les lumières de la ville défilent en scintillant.
— Mais vous avez l’air si sûr de vous… Vous ne vous trompez jamais de mot, vous avez toujours les réponses justes. On ne perçoit aucun doute…
— Lorsque j’enseigne, je parle de choses que je pratique depuis des années, que d’autres avant vous ont remises en cause et auxquelles j’ai réfléchi. Et puis on parle de théories économiques. On brasse des chiffres, des idées, on va d’un point du globe à un autre en une phrase. Ce n’est pas la réalité. La vie n’a rien de théorique. Si, dans un exercice d’économie, tu te trompes sur le résultat, tu auras tout au plus quelques points en moins. Dans la vie, ça peut faire des morts.
— Au prochain stop, il faudra tourner à droite et on sera dans ma rue.
Le fait de découvrir que M. Rossi a peur et l’entendre l’avouer avec un tel naturel me chamboule.
— Vous croyez vraiment que tous les adultes ont peur ?
— Bien sûr.
— Mais Mme Serben, par exemple, elle ne peut pas avoir peur.
— Dominique ? Je vais te confier un secret : quand elle était jeune enseignante, elle vomissait pratiquement avant chacun de ses cours. Elle avait la trouille des élèves. Peur d’être jugée, sur son physique, sur tout. Peur de ne pas arriver à leur apprendre.
— On la rend malade ?
— Pas vous. C’est elle qui se rend malade. Parce qu’elle n’a pas confiance en elle. Ce n’est heureusement plus aussi vrai maintenant. La moitié des profs ont le ventre noué, mais leur envie de faire leur métier est encore plus forte que leur trouille, au moins pour ceux qui ont la vocation, alors ils se jettent quand même dans la fosse aux lions.
Qu’il emploie cette expression me secoue. On se dit exactement la même chose lorsque l’on doit se rendre en salle des profs. Il perçoit mon trouble :
— Tu sembles étonnée ?
J’élude, en lui désignant ma grille :
— On est arrivés. C’est là.
Il s’arrête :
— Tu sais, Camille, quoi que nous réserve l’avenir, vous allez non seulement être obligés d’apprendre vos leçons pour l’examen, mais vous allez en plus être obligés d’apprendre la vie. J’espère sincèrement que l’épreuve ne viendra pas, mais la jolie bulle d’innocence qui vous entoure risque de voler en éclats.
Ses mots me remuent jusqu’au plus profond de moi. Je les comprends parfaitement. Au moment de descendre, je ne sais pas si je dois lui tendre la main ou simplement le remercier et sortir. Mais j’ai encore une question :
— Monsieur Rossi ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui vous fait le plus peur dans la vie ?
— Je n’ai peur que de deux choses, Camille : de ce qui menace Léa et de ce qui risque de vous arriver. Tout le reste n’est que péripéties.
— Qu’est-ce qui menace Léa ? Qu’est-ce qui risque de nous arriver ?
— Mourir et perdre espoir.