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Chaque groupe d’élèves a plus ou moins l’habitude de se retrouver au même endroit. Il existe une sorte de règle non dite mais identifiée et acceptée par tous, qui veut que les plus anciens aient une priorité de choix pour le lieu. Il y a deux ans, on était près des toilettes et des portes de sortie vers la cour, en plein courant d’air. L’année dernière, on se trouvait quelque part au milieu, dans la masse, plus tout à fait débutants mais pas encore experts. Cette année, on squatte devant les fenêtres, dans un angle avec des radiateurs, pas très loin du stand de viennoiseries et du couloir d’accès à notre bâtiment. Quelle belle réussite ! Quel remarquable parcours avons-nous accompli, de la porte des W.-C. au radiateur…

Par les baies vitrées, je vois notre cour, quasiment vide. Au-delà du grillage, j’aperçois celle du collège voisin, grouillante. Les garçons jouent au foot ou se courent après. Quelques filles s’amusent avec eux, mais elles ne sont pas nombreuses. Les plus âgées sont en petit groupe, en train de discuter de mode ou de mecs, d’émissions qui parlent de mode ou de mecs, ou du meilleur moyen d’être à la mode pour attirer les mecs. Je caricature à peine. Tous ont l’air si jeunes… J’ai du mal à réaliser que voilà seulement trois ans, nous étions comme eux. J’ai l’impression qu’ils s’amusent davantage que nous. De notre côté, à part les fumeurs qui se planquent dans les recoins, plus personne ne sort dans la cour. Par moments, je regrette le temps où j’étais parmi les plus jeunes, de l’autre côté du grillage. Qu’est-ce qu’on a gagné en grandissant ? Qu’avons-nous perdu ? De plus en plus de choses à faire, d’obligations, pour une liberté souvent illusoire. Pourquoi change-t-on autant en si peu d’années ? Quelle est la différence entre grandir et vieillir ? Est-il normal de se poser dix mille questions tous les jours à notre âge ? Pourquoi personne ne nous parle de ça ?

Face à moi, Sabrina se remet de la crème sur les mains, comme elle le fait toutes les quarante-huit minutes exactement. Elle procède avec des gestes aussi mignons que rapides, comme une loutre qui se lustre les poils des pattes. Derrière, les garçons de notre classe s’empiffrent de pains au chocolat en essayant d’enfiler de force un gant de chimie en latex sur la tête de Romain, qui se débat en rigolant. Juste à côté, dans un saisissant contraste, Maeva fait une tête d’enterrement. À tous les coups, elle s’est encore fait larguer. Mais ne comptez pas sur moi pour aller lui demander ce qui ne va pas. Je me suis déjà fait avoir l’année dernière. Vous êtes émue par sa mine de koala dépressif, alors gentiment, vous la questionnez sur la cause de sa peine et là, c’est l’explosion, la déferlante. Vous êtes piégée. Elle pleure, elle se lamente sur elle-même, elle vous déverse son dégoût de la vie jusqu’à vous noyer. C’est impressionnant. Elle est capable de déprimer un clown shooté au gaz hilarant. Je crois qu’elle pourrait faire pleurer un caillou. Mais il y a plus grave : puisque vous l’écoutez, elle vous considère soudain comme sa meilleure amie. Et là, c’est le début des vrais ennuis : même à travers la porte des toilettes, elle vous explique que sa vie est un naufrage amoureux, que l’abominable garçon sans cœur n’est qu’une ordure à qui elle va aller griffer les yeux. À chaque intercours, elle vous démontre que tous les mecs sont des monstres… Jusqu’à la semaine d’après où elle en aura un nouveau en ligne de mire. Et c’est reparti pour un tour jusqu’au prochain drame… Durée moyenne du cycle complet « séduction/amour fou/haine farouche/déprime/nouvel essai » : trois semaines. Et vous, il vous faut deux semaines pour digérer son aigreur. Alors cette fois, pas question que je m’en mêle. Même si mon instinct me pousse à réconforter ceux qui ne vont pas bien, je ne vais pas retomber dans le même panneau. Et là, tout à coup, regardez qui approche : Lucie. Sauve-toi, pauvre petite créature ! Tout de suite ! Ne prends pas le train pour la Cordillère, la ligne est effondrée… Mes ondes cérébrales ont beau émettre à fond, Lucie ne capte rien, et devinez ce qu’elle fait ? Elle demande à Maeva ce qui ne va pas. Trop tard ! La malédiction de l’éternelle larguée vient de s’abattre sur l’innocente jeune fille qui voulait juste lui témoigner de la compassion. Pauvre Lucie, t’es foutue. Maeva va te pourrir ton déjeuner, elle va te blinder ton téléphone de textos larmoyants, mais rassure-toi, dans quatre jours, quand elle t’aura ruiné le moral et dégoûtée de l’amour, elle te libérera de son infâme sortilège et ne te calculera même plus.

C’est pas tout ça, mais dans un quart d’heure, on a interro de maths. Personne n’est prêt parce qu’on avait aussi un gros TP de physique à rendre. Tibor dit qu’il a la solution et qu’il ne faut pas s’inquiéter. Il est formel, le contrôle n’aura pas lieu grâce à son plan infaillible. Quand Tibor dit qu’il ne faut pas s’inquiéter, il faut s’inquiéter. Tibor est un garçon à part. J’ignore de quelle origine provient son prénom, d’ailleurs, on se demande tous d’où vient Tibor. C’est un génie en maths et en physique mais, pour le reste, il est un peu autiste. Sa plus mauvaise note en mathématiques, c’est un 18. Et il a pleuré. Spécial, je vous dis. Si j’avais dû pleurer chaque fois que j’ai eu moins de 18 sur 20, je serais en soins intensifs, complètement déshydratée, les yeux emportés par le torrent de larmes. Le fait qu’il soit surdoué dans ces deux matières ne l’empêche pas du tout d’être gentil, au contraire. Malgré cela, aucune de nous n’a jamais eu le courage de le choisir comme petit ami car lorsqu’une idée débile lui traverse l’esprit, vous avez intérêt à courir vous mettre à l’abri. On était déjà en classe ensemble l’année dernière. Comment l’oublier ? La première fois, en labo de chimie, il avait électrocuté son voisin parce qu’il ne le trouvait pas assez réveillé. La deuxième fois, il avait marqué « question stupide » à côté d’un problème posé par la prof de maths en contrôle. Elle lui avait retiré des points pour insolence. Il avait trouvé ça injuste parce qu’il maintenait que c’était vraiment — je cite — « une question de gros bouffon » et il avait menacé de se jeter dans le vide si elle continuait à refuser de l’admettre. Elle s’est drapée dans sa dignité et n’a pas voulu en démordre. Il est aussitôt monté debout sur sa table et s’est effectivement jeté la tête la première en hurlant : « Vous aurez ma mort sur la conscience ! » Le bruit du choc nous a tous tétanisés. Ça a fait un vieux « poc ». Puis Tibor, replié sur lui-même d’une façon que personne ne pensait possible, a émis un bruit ridicule de jouet pour chien et on a appelé les pompiers. Toute l’année n’a été ensuite qu’un festival d’actes insensés surgis de l’esprit délirant de Tibor. Cette année, il ne s’est pas vraiment calmé. Au premier trimestre, il s’est déjà mis le feu aux cheveux pour protester contre le gâchis de nourriture à la cantine. Je ne vous raconte pas comme il était déçu après. Son coup d’éclat a produit l’effet inverse. Imaginez un type hurlant qui traverse le réfectoire avec la tête en feu. Forcément, ça vous coupe l’appétit. Du coup, vous ne mangez plus rien et vous en jetez deux fois plus.

Quand on s’est installés en salle de maths pour le contrôle, Tibor n’était pas là, et je n’étais pas la seule à me demander ce qu’il mijotait.

— Quelqu’un a vu mon imper ? a demandé Axel.

Ceux qui, dans le brouhaha ambiant, ont entendu la question ont secoué la tête négativement.

Mme Serben, la prof, sort les sujets de son sac. Je ne vois pas bien ce qui pourrait nous éviter le contrôle, d’autant que l’établissement ne prend plus en compte les alertes à la bombe parce qu’on en a eu jusqu’à trois par jour… Léo a vu Tibor juste avant de monter, et ses derniers mots ont été : « Je vais vous sauver. » J’ai peur. Les garçons attendent le feu d’artifice avec impatience, Mélissa dessine des cœurs, Maeva pleure toujours sur son sort, Sabrina se remet de la crème sur les mains et la prof distribue les feuilles. Au premier coup d’œil, ça a l’air coton.