C’est sûr, ça en jette sur une carte de visite : « Tibor Lanski, docteur en mathématiques, diplômé de Harvard, dévoreur de guidon et de patins de frein ». Ou alors « Léo Dervel, agent secret, nom de code : croque-pneus » et pourquoi pas « Axel Malet, plongeur-scaphandrier, réparateur d’ascenseurs, plus connu sous le nom de ronge-pignons ». Les garçons ont l’air vaguement fascinés et les filles les prennent pour des allumés. Léo propose :
— On pourrait aussi manger un flingue ?
Louis veut manger un ballon. C’est terrible. Comme si ce monde ne souffrait pas déjà assez de notre appétit déraisonnable. Ils vont finir par manger le bouchon de Flocon. Ils en sont à calculer ce qu’il faut ingurgiter comme poudre de ferraille par personne pour boulotter une voiture, le bureau d’un prof ou une bouche d’incendie. J’ai bien envie de leur proposer de manger la machine à laver en panne de la vieille, histoire d’inaugurer un nouveau type de recyclage. On va finir dans le livre des records, mais dans la section « gros tarés ». Après deux heures de palabres, les mecs en sont arrivés à la conclusion que, pour fêter le retour de Léa et faire quelque chose d’inoubliable, ils allaient bouffer une chaussette. C’est très impressionnant. Bien sûr, c’est moins gros qu’un avion et ça vole moins longtemps. Les garçons sont fiers comme ils savent l’être lorsqu’ils sont convaincus d’accomplir un exploit, surtout lorsque cela prend valeur de symbole aux yeux de l’univers tout entier, admiratif devant tant de noblesse. On parle quand même de bouffer une chaussette… Léa rigole jusqu’à s’étouffer, accrochée à Tibor qu’elle remercie de cette fabuleuse idée.
— Il faut que la chaussette soit neuve, commente Léo. Moi, je mange pas une chaussette déjà portée.
Relisez cette dernière phrase et vous saurez ce qui fait toute la supériorité de l’être humain.
Louis ajoute :
— Tant qu’à faire, on va prendre une chaussette taille 36, parce que si on prend une des miennes, ça fait huit pointures de plus à avaler.
Et nous voici arrivés, mesdames et messieurs, à l’exemple parfait d’un des mécanismes qui régissent notre monde : voilà comment d’une idée débile, les mecs se font un nouveau but dans la vie.
Au cours d’anglais de l’après-midi, je suis arrivée exprès dans les dernières pour voir si Léa se mettait avec Axel ou si elle m’attendait. À la porte de la salle, c’est sans doute puéril mais j’avais le cœur qui battait vite. J’ai franchi le seuil, à la fois pressée et angoissée de découvrir la réponse. Comme quand on ouvre une enveloppe avec des résultats qui comptent.
Je les ai trouvés installés tous les deux, Tibor et Léo juste derrière. Je me suis assise au fond, à côté d’Inès. J’éprouve un sentiment de détresse et de honte. De détresse parce que malgré tout ce que j’ai juré, j’aurais bien voulu que Léa m’attende. Je devrais être satisfaite, mon plan pour les rapprocher commence à fonctionner. Pourtant, bien qu’il se produise ce que j’espérais, je ne peux m’empêcher d’en souffrir. Relisez cette dernière phrase et vous saurez tout ce qui fait la fragilité de l’être humain.
En m’asseyant à côté d’Inès qui m’accueille d’un sourire sincère, j’ai honte parce que je passe mon temps à me moquer d’elle et pourtant, là, à cet instant précis, je lui suis infiniment reconnaissante de me laisser me réfugier auprès d’elle. Je pourrais en pleurer de gratitude. Le fait est quand même que lorsqu’elle écoute un cours, elle ouvre une bouche grande comme un panier de basket et que, bien que pétrie de bons sentiments à son égard, il est difficile de se retenir de ne pas jeter des choses dedans. Rien qu’un petit morceau de gomme, s’il vous plaît. À ma place, vous feriez exactement pareil.
50
— Léa est différente, tu ne trouves pas ?
C’est la première remarque de M. Rossi lors de notre point du lundi sur la classe. Marie et Antoine m’ont laissée y aller seule.
— Si on avait sa maladie, on changerait sûrement aussi. Elle dit qu’elle doit vivre chaque jour comme si c’était le dernier.
— Ce joli principe n’est pas sans risques. On peut effectivement vivre chaque jour comme si c’était le dernier, mais il faut se méfier : parfois, il y a un lendemain, et il faut alors assumer ce qu’on a fait la veille…
— Vous trouvez que Léa va trop loin ?
— Non, pas encore. Mais je ne voudrais pas que sa liberté de ton vous inspire trop. À vous, personne ne le pardonnerait.
— On dérape dans la classe ?
— Pas vraiment. Je dois même avouer que je vous trouve plus sérieux qu’avant. Même Dorian s’est calmé, mais je crois que vous savez pourquoi…
— Oui, on ne l’aime pas beaucoup… Mais honnêtement, cela ne veut pas dire qu’on approuve pour autant ce que lui ont fait ces petites racailles…
Je dois être rouge comme une tomate. Si M. Rossi me fixe encore quelques secondes comme il le fait, je vais prendre feu.
— « Honnêtement » ? répète-t-il.
— C’est vrai, ce n’est pas bien.
— Camille, est-ce que tu connais le Cluedo ? C’est un jeu de société auquel on jouait beaucoup quand j’étais jeune. Votre génération ne doit plus pratiquer ce genre d’activité, avec des pions, des cartes… Je pense qu’on aurait aussi préféré les jeux vidéo s’ils avaient existé, mais à l’époque, on s’éclairait à la bougie, on prenait un bain une fois par an dans la rivière et on ne sortait plus après la nuit tombée parce qu’on avait peur des esprits diaboliques.
Je dois faire une tête impossible parce qu’il précise :
— Je plaisante. Louis XVI avait déjà été guillotiné lorsque je suis né — deux semaines avant, je crois. Je suis même assez fier d’avoir possédé une des toutes premières télécommandes pour changer de chaîne. C’était une longue tige de bois qui me permettait d’appuyer sur les grosses touches de la télé noir et blanc depuis le fauteuil de mon père. En ce temps-là, le zapping ne prenait pas longtemps puisqu’il n’existait que deux chaînes…
Qu’est-ce qu’il raconte ? Il essaye de m’embrouiller l’esprit. Je vais me faire avoir. Il va me demander de jouer à ni « oui », ni « c’est Axel qui a déshabillé le crétin avant d’écrire dessus au marqueur ». Il va me dire bonjour, je vais répondre « bonjour » et puis il va me demander si je vais bien et là, comme une gourde de base, je vais lui répondre direct « c’est Axel qu’a écrit sur le pignouf », et on finira tous en taule.
— Pour en revenir au Cluedo, c’est un jeu où chaque joueur doit deviner qui a commis le meurtre, dans quelle pièce du manoir et avec quelle arme. Les solutions donnaient par exemple : c’est le colonel Moutarde, dans la bibliothèque, avec le chandelier.
— Je ne suis pas certaine de bien saisir…
— Tu vas vite comprendre. Pour ce qui est arrivé à Dorian, si on jouait, la réponse pourrait être : ce sont Axel, Louis et Léo, dans les toilettes, avec un marqueur et du gros scotch.
J’ai dû virer du rouge vif au blanc laiteux à la vitesse de la lumière. Ça me brûle les joues tellement c’est violent. Je suis le premier humain à passer le mur du son sous la peau. Il me regarde avec un étrange sourire :
— Est-ce que j’ai gagné ?
— Je ne sais pas. Vous avez dit qu’il fallait découvrir l’arme du crime, et vous n’avez pas parlé de la chaise…
— Au stade où nous en sommes, Camille, je ne veux plus que tu emploies le mot « honnêtement » s’il n’est pas approprié. On ne se voit pas pour se raconter des salades, ni pour jouer à la petite réunion qui donne bonne conscience à tout le monde. Marie et Antoine se débrouillent toujours pour ne pas être là et on se retrouve tous les deux. Je l’accepte sans être dupe. Tu es en première ligne vis-à-vis de Léa et tu es un bon relais pour tes camarades, donc j’en conclus que nos contacts sont utiles. Mais pour que cette démarche ait une chance d’être pleinement efficace, nous devons nous faire confiance.