— Vous allez dénoncer les garçons au proviseur ?
— Nicolas, pardon, M. Tonnerieux et moi-même sommes au courant depuis le jour où Dorian a été découvert. Et tu vas être surprise, mais nous avons aussi Internet, et figure-toi que nous savons nous en servir ! Votre génération a la fâcheuse manie de croire que nous ignorons comment utiliser ce que nous avons inventé. Et comme vous mettez tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux… Pour couronner le tout, Mme Serben a même aperçu Tibor courant avec ce qui s’est ensuite avéré être le caleçon de Flaneck. Quel étrange garçon…
— Alors quand le directeur nous a interrogés, on est passés pour…
— … des gamins qui couvrent leurs amis avec un scénario qui, comme votre contrôle de la semaine dernière, aurait gagné à être mieux préparé. Franchement, si on te parle de « racailles » qui écrivent un texte de plus de deux mots sans faute, tu y crois ? Et si en plus « l’attaque » survient juste après qu’un type comme Dorian a réagi de façon aussi nulle vis-à-vis de votre amie malade, quelle hypothèse envisages-tu ?
— Pourquoi ne pas nous avoir punis ?
— Officiellement, parce que nous n’avions pas de preuve malgré la demande d’expertise graphologique voulue par les parents de Dorian. Mais de toi à moi, vous n’avez pas été inquiétés parce qu’il ne l’avait pas volé.
— On est nuls.
— Vous êtes jeunes. Vous ne savez pas tout. Ça tombe bien, vous êtes à l’école pour apprendre. Rappelez-vous cet économiste indien : demandez-vous toujours quelle est votre mission.
— Merci beaucoup. Est-ce que vous pourrez nous excuser auprès de M. Tonnerieux ?
— Si vous êtes aussi grands que vous le croyez, vous pouvez le faire directement. Et s’il te plaît, désormais, ne me prends plus pour un flic. Tu n’es pas une voleuse.
51
La table à peine débarrassée après le dîner, Lucas s’est précipité dans le canapé pour se vautrer devant la télé qui diffuse une série américaine remplie de rires préenregistrés. Zoltan et Flocon sont avec lui et regardent également. Ils ont tous un drôle de sourire qui pourrait faire croire que les rires viennent d’eux alors qu’ils sont figés comme des statues. Ça fait peur. Depuis quelques semaines, Flocon passe de plus en plus de temps avec Lucas, mais je ne lui en veux pas. En me consacrant à Léa comme je le fais, j’ai moins le loisir de jouer avec lui.
— Dis-moi, Lucas, tu as toujours le laser avec lequel tu énerves Flocon ?
Il répond sans quitter l’écran des yeux :
— Un peu que je l’ai. C’est une tuerie. Ça rend ton chat hystérique et ça fait peur aux pies. C’est l’arme absolue !
— Est-ce que tu pourrais me le prêter quelques jours ?
— Pour quoi faire ? C’est pas un laser pour s’épiler, espèce de folle.
— S’il te plaît.
— D’accord, mais tu mets la table à ma place pendant une semaine.
— Trois jours.
— Cinq.
— Quatre.
— Vendu. Mais tu changeras les piles.
— C’est de l’arnaque.
— La vie, c’est de l’arnaque, ma vieille !
Maman rentre et retire sa veste dans l’entrée. Zoltan est tellement concentré sur sa série qu’il n’a même pas aboyé. Est-ce qu’il s’intéresse vraiment à ce que le héros va cuisiner pour sa petite amie ?
Maman pose son sac sur la table de la cuisine, m’embrasse et demande :
— Comment s’est passée ta journée ?
— Contrôle surprise en physique. Plutôt réussi sauf le dernier exercice, mais il n’était que sur 3 points. Le prof dit qu’on n’a pas fini le programme mais qu’il faut déjà démarrer les révisions. Et toi ?
— Même pas eu le temps de faire les courses. J’arrive de chez Élodie. Toujours rien pour la greffe, mais j’ai l’impression qu’ils s’adaptent. Christophe va lui aussi se mettre en disponibilité pour passer du temps avec Léa.
— Elle allait bien ?
— Je ne l’ai pas vue. Elle était sortie, avec un copain.
Je dois faire la tête d’une moule qui se serait fait flasher pour excès de vitesse. J’essaie de demander avec la voix la plus naturelle possible :
— Ah bon. Cool. Tu sais qui c’est ?
— Élodie me l’a dit mais j’ai oublié.
C’est tout le problème des parents : avec l’âge, ils perdent la mémoire. Maman reprend :
— Je trouve bien qu’elle mène une vie aussi normale que possible, et les garçons en font partie.
Je dois absolument me souvenir de cette phrase pour la répéter à mon psy quand je serai en thérapie de vieille fille dans trente ans. Cela expliquera beaucoup de choses sur mon état lamentable.
J’entends la porte du garage. Papa arrive à son tour. Il remonte du sous-sol. Il passe embrasser Lucas, puis maman et moi.
— Je viens de rentrer, s’excuse-t-elle. Laisse-moi trois minutes pour réchauffer un plat.
— Ne te complique pas. Je n’ai pas faim. Camille, est-ce que je peux te parler ?
Surprise, j’interroge maman du regard pour savoir si elle sait de quoi il retourne. Elle fait une mimique éloquente : pas la moindre idée. Je suis mon père jusque dans le bureau. Il me fait signe de m’asseoir sur une chaise et ferme la porte avant de s’installer à son tour. La démarche est assez inhabituelle. En général, mon père réserve ce genre de tête-à-tête pour ce qu’il appelle lui-même des « recadrages ». Pourtant, ce soir, il n’a pas l’air en colère.
— Je dois te parler de Léa.
— Du neuf ?
— J’ai discuté avec ses médecins et Christophe. Nous sommes tous conscients de l’effet bénéfique que son retour à l’école lui procure moralement.
— C’est clair.
— Mais pour sa santé, c’est un problème.
— On fait très attention à elle.
— Vous n’êtes pas en cause. J’ai passé des coups de fil à droite et à gauche pour demander à mes anciens collègues s’ils pouvaient nous aider. De relations en connaissances, j’ai pu discuter avec un professeur qui a déjà connu ce genre de pathologie sur une patiente d’un âge similaire. Il affirme que ce qui importe le plus, c’est de préserver la capacité de résistance du cœur en le sollicitant le moins possible. C’est un enjeu vital. En d’autres termes, il faudrait que Léa reste au calme, alitée si possible, parce que ce qui lui redonne le moral risque de raccourcir son espérance de vie.
— Mais si on arrive à lui faire sa greffe ?
— Quand on gère une catastrophe, on se place toujours dans la pire configuration pour essayer d’anticiper au mieux. Si on trouve un cœur, tant mieux, mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable et, en attendant, il faut qu’elle tienne.
— Pourquoi toujours envisager le pire ?
— Parce que c’est en s’y préparant que l’on a une chance de s’en sortir. Ceux qui ne comptent que sur les miracles s’en tirent rarement. Or notre but à tous est de mettre un maximum de chances du côté de Léa. Pour t’expliquer simplement, on peut comparer Léa à un avion qui vole au-dessus de l’océan et dont le réservoir est presque vide. Il faut donc couper tout ce qui lui pompe de l’énergie inutilement pour qu’elle puisse continuer à voler en espérant atteindre la côte avant de…
— J’ai compris. J’ai pas besoin de métaphores pour enfants de 5 ans. En attendant, tout le monde pense que venir au lycée lui fait du bien. Elle-même dit que ça lui est nécessaire. Tout ce qu’elle veut, qu’elle s’en sorte ou qu’elle y reste, c’est passer du temps avec ses amis et sa famille.