— Je m’en doute, mais il faut parfois prendre des décisions qui ne font pas plaisir sur le moment pour préserver l’avenir.
— Si ses médecins disent qu’elle peut aller au lycée, pourquoi dirais-tu l’inverse ?
— Parce que je sais…
— Tu ne peux rien pour elle ! Si elle piquait dans les magasins, alors là oui, ce serait de ton ressort, mais en attendant…
— Camille, je sais que tu n’aimes pas mon métier, mais comme le précédent, il est utile. De toute façon, c’est comme ça.
— Nous y voilà, tu décides et on subit ! C’est toujours pareil. En attendant, ce n’est pas toi qui te retrouves menacé physiquement à l’école parce que ton père a encore serré un crétin qui a piqué un DVD à une multinationale millionnaire ! Ce n’est pas toi non plus qui ne trouves que des gâteaux dégueulasses à la maison parce que ton père n’est pas foutu de faire les courses en tenant compte de sa fille !
Son regard vire au noir. Tant pis si je me fais recadrer, je ne regrette pas de lui avoir dit ce que j’avais sur le cœur.
— Camille, au sujet des gâteaux, tu n’as qu’à demander à tes petits copains de voler autre chose, parce que c’est pour leur éviter des ennuis que je les paye à leur place et que je les ramène. Et quant à celui ou ceux qui t’ont menacée, tu me les montres et je m’en occupe.
Maman ouvre la porte :
— Qu’est-ce qui vous arrive ? On vous entend hurler de la cave. Vous ne croyez pas qu’on a des soucis plus graves à gérer ? Vous êtes tous les deux sous pression. Nous sommes tous sous pression mais, par pitié, on ne va pas en plus se chamailler alors que l’on devrait faire front.
Mon père se lève et quitte la pièce. Maman gronde :
— Je sais que c’est dur, Camille, mais ça ne l’est pas que pour toi.
— Il veut empêcher Léa d’aller au lycée ! C’est la seule chose qui lui remonte le moral.
— Ton père essaie de trouver ce qui est le mieux pour elle. Il a toujours agi ainsi pour chacun de nous. Je l’ai toujours vu faire tout ce qu’il pouvait et au mieux.
— C’est sans doute pour ça qu’on l’a nommé chef de la sécurité au centre commercial.
Maman se crispe. D’un geste sec, elle claque la porte et se plante devant moi.
— Écoute, Camille, on va en finir une bonne fois pour toutes avec cette histoire. Pour la seconde fois de ma vie, je vais trahir une promesse faite à ton père, et j’espère que ça réglera le problème. Ton père s’est vu offrir la possibilité de monter en grade, avec un excellent poste qui lui plaisait. Mais nous aurions dû déménager. Il aurait ensuite fallu qu’il déménage tous les deux ans. Pour votre stabilité, pour votre confort et pour le mien, il a préféré refuser et quitter un métier qu’il adorait pour en prendre un qui préservait notre vie de famille. Il n’a jamais voulu que l’on vous en parle pour ne pas que vous vous sentiez coupables, mais ces derniers temps, tu pousses le bouchon trop loin. Et laisse-moi te dire que même dans ce métier pourri qui te fait honte, je ne l’ai vu renoncer à aucun de ses principes. Et si tu n’es pas contente des gâteaux, tu sais où est l’argent et tu as des jambes et un cœur qui fonctionne. Tu peux aller t’en chercher toi-même.
Elle a tourné les talons et elle est sortie. Je suis restée seule, sans même la force de pleurer.
52
Ce midi, je dois retrouver M. Rossi pour notre point hebdomadaire. C’est notre quatrième et j’avoue que, sans dire que je l’attends, je suis très heureuse d’y aller. J’y ai pris goût. En plus, aujourd’hui, j’ai bien besoin de me changer les idées. Marie et Antoine se sont parfaitement habitués à ce que j’y aille seule. C’est à chaque fois un drôle de rendez-vous. On se réunit dans une des petites salles attenantes à celle des profs. Ce que nous avons de sérieux à nous dire concernant la gestion et l’ambiance de la classe est souvent évident. Le point pourrait ne durer que quelques minutes. Tous les élèves se sont habitués à ne voir Léa que deux jours par semaine et le rythme est pris. Globalement, les notes remontent et la motivation vis-à-vis de l’examen aussi. Je me suis même dit que l’on pourrait presque s’éviter cette réunion avec M. Rossi, mais au fond je n’en ai pas envie. Pourquoi ? Sans doute parce qu’après les « affaires courantes », lui et moi discutons de beaucoup d’autres choses. Finalement, à notre âge, nous fréquentons très peu d’adultes avec qui nous pouvons parler simplement, vraiment. Avec lui, il n’y a pas d’enjeux. Je crois qu’il ne me juge pas. On échange. C’est un peu comme pendant ses cours, sauf que je peux choisir le sujet. Parfois, c’est lui qui oriente nos conversations. Je suis surprise de le voir, lui aussi, me poser des questions. Je n’utilise plus le mot « honnêtement » quand il n’est pas approprié. Il a parfois des mots familiers qu’un prof ne dirait certainement pas mais que n’importe quel homme utilise. La dernière fois, en parlant de la nouvelle coiffure de la documentaliste — à mi-chemin entre une bouse soufflée par un réacteur de jet et une termitière —, il m’a juste dit : « Ça craint. » Cela peut paraître étrange, mais au fil de nos rencontres, je me dis que si nous avions été du même âge, on serait devenus d’excellents amis. J’aime bien sa façon de voir la vie. Il n’hésite jamais à dire ce qu’il pense, sans langue de bois.
C’est au cours de notre seconde réunion que j’ai osé lui poser ma première question personnelle. Nous étions de bonne humeur, contents que les choses s’améliorent dans la classe. Je ne sais pas pourquoi c’est cette question qui est venue :
— Vous vous souvenez de la première fois où vous avez goûté un café ?
— Évidemment. Je devais être à peine plus jeune que toi et j’ai trouvé ça répugnant.
— Je ne suis donc pas la seule… Alors pourquoi en buvez-vous ?
— Pourquoi ? C’est une bonne question…
Il réfléchit.
— Si je dis que c’est pour le goût, je suis un menteur… Si je dis que c’est pour l’effet sur la santé ou l’haleine que ça fait, je suis un crétin…
Soudain, il semble avoir trouvé.
— Je sais pourquoi je bois du café. C’est en offrant un café à une collègue que j’ai pu la voir seul à seule la première fois. Je l’ai demandée en mariage un an plus tard. C’est autour d’un café que je retrouve mes potes. Je me gave aussi de ce breuvage au goût discutable pour avoir le droit d’être avec mes collègues devant la machine à café — haut lieu de réunion et de convivialité de nos civilisations ! En fait, je bois du café pour être avec les autres, pour ne pas être seul…
— On est obligé de boire ce truc pour ne pas être seul ?
— Il existe sûrement d’autres moyens… Maintenant que tu me poses la question, je m’aperçois que le café n’est souvent qu’un code pour créer et renforcer le lien. Cela fait partie de ces choses qui n’ont pas beaucoup de sens en elles-mêmes mais qui nous rapprochent. Et toi, qu’est-ce qui te rapproche de tes amis ?
Je réfléchis.
— Vanessa dit que ce sont les peurs qui nous rapprochent. Est-ce qu’on peut considérer ça comme un code ?
— Nous autres adultes pensons que ce sont les chansons, les jeux ou la mode. On vous voit sans doute plus superficiels que vous ne l’êtes.
— Pourtant vous avez eu notre âge…
— On oublie certaines choses, tu sais, et ce n’est parfois pas plus mal.
Je plaisante :
— Les peurs, c’est presque plus mauvais que le café pour se rapprocher…
— Je crois qu’il n’y a pas de mauvaise raison pour se rapprocher. Encore faut-il avoir le courage de se confier ce qui nous fait peur…