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J’ai beaucoup aimé parler ainsi avec lui. La vie fait moins peur après, on se sent moins seul.

53

C’est un jour sans Léa. Axel ne semble pas éprouver de manque particulier. Il n’a pas de raison d’en éprouver puisqu’il la voit en dehors. L’a-t-il emmenée chez lui pendant deux épisodes de Amies pour la vie ? J’ai vérifié sur le Net, ça représente l’équivalent de soixante-six minutes. On peut en faire des choses pendant un temps qui rappelle le chiffre du diable…

Au début du cours de maths, Manon est venue me trouver.

— T’as une idée pour la prochaine visite d’agence ? Parce que samedi, on a un concurrent sérieux. Peut-être même deux. D’après ce que j’ai compris, ils veulent acheter rapidement à cause d’une mutation professionnelle dans le coin. Le quartier leur plaît et j’ai entendu mon père dire au téléphone que c’était quasiment dans la poche.

— Franchement, j’ai pas trop le temps d’y penser. J’avais envisagé un truc avec des barils de produits radioactifs, mais je ne sais pas où en trouver.

— Je t’en supplie, ne me laisse pas tomber…

— Je te promets d’y réfléchir.

Pendant deux heures, Mme Serben nous aide à rédiger des fiches de révisions, mais j’ai l’esprit ailleurs. Trop d’événements, trop de sentiments, de peurs et d’angoisses. Si mon père a raison, il y a urgence concernant Léa.

Dès la sortie du cours, je fonce sur Axel :

— Tu vas rester déjeuner ce midi ?

— Ma mère est là pour garder ma sœur, alors je crois que oui.

— Ça t’embête si on mange tous les deux ?

— Pourquoi ça m’embêterait ? On se retrouve comme d’hab.

— Cette fois, je voudrais bien que l’on soit juste tous les deux…

Axel me regarde bizarrement. Ça doit être la tête que font les garçons lorsqu’ils ne nous comprennent pas. On dirait un panda devant un distributeur de billets.

— Comme tu veux. Toi et moi ce midi. Pas de problème.

— Je suis contente, merci.

— Tant mieux si tu es contente.

Ça doit être la phrase qu’ils sortent lorsqu’ils n’ont aucune idée de ce qu’on leur veut… ou qu’ils le savent trop bien.

Comme tous les midis ou presque, Eva surveille sa petite sœur, qui déjeune encore avec son dragueur gavé d’hormones.

— Ça te bouffe la vie cette histoire-là…

— Je préfère que ça me bouffe la vie plutôt que de récupérer ma Lola le cœur en miettes avec le gros ventre.

— Tiens, je t’ai apporté quelque chose qui peut t’aider.

Eva hausse un sourcil en découvrant que je lui tends un objet qui ressemble à un stylo. J’explique :

— C’est Léo qui, sans le savoir, m’a donné l’idée. Il dit qu’aucun mec ne peut rester serein quand il voit un point de visée laser sur lui.

— Comment ça marche ?

— Tu vises, tu appuies là et ça projette un point rouge ultra lumineux.

— Comme dans les films avec les tueurs ?

— Tout pareil, et c’est justement à cause de ça que les mecs flippent. Ils se disent qu’ils vont se prendre une balle. Tu parles ! Et après on raconte que ce sont les nanas qui se font des films… On va essayer tout de suite.

Discrètement, j’ajuste la visée et j’appuie sur le petit bouton. Le Don Juan se retrouve avec un joli point rouge qui se promène sur son avant-bras. Il a un violent sursaut. Je coupe. Il cherche à voir d’où ça vient mais ne nous repère pas. Il regarde partout avant de se concentrer à nouveau sur Lola. Je recommence. Même réaction, mais cette fois l’inquiétude s’ajoute à la surprise. Ce n’était donc pas un hasard la première fois. Il est visé ! Il pétoche carrément. Il n’a plus rien du play-boy en parade nuptiale, on dirait juste un petit morveux qui a les chocottes.

Eva rigole :

— C’est génial ton truc, je vais lui pourrir la vie !

— Fais-y gaffe, c’est à mon petit frère. Et ne vise pas les yeux, ça peut cramer la rétine.

Eva me le prend des mains et, avec un plaisir non dissimulé, tente à son tour. Elle vise, appuie un bref instant et relâche.

— C’est top ! Je l’ai en ligne de mire, le crapaud !

Contente de voir Eva aussi heureuse, je rejoins l’entrée de la cantine pile à l’heure pour mon rendez-vous avec Axel.

Il est 12 h 45 pétantes mais il n’est pas là. J’attends. Je ne vous raconte pas dans quel état je suis. C’est mon premier vrai rendez-vous avec lui et ce n’est même pas pour moi que j’y viens. Quelle folle… L’espace d’un instant, je me dis que si Léa s’en tire, j’aurai vraiment été la reine des pommes. Je les aurai poussés dans les bras l’un de l’autre sans même me laisser une chance. C’est monstrueux de penser ainsi. J’ai envie de me gifler.

Axel arrive avec quatre minutes de retard. J’ai eu le temps de m’imaginer qu’il était mort, qu’il m’avait oubliée, que Dorian l’avait kidnappé avec l’aide de la brute qui m’a menacée. J’ai eu le temps de me dire qu’il ne m’adresserait plus jamais la parole parce qu’il ne supporte pas qu’on lui demande de manger seul avec lui, qu’il était à la maternité pour l’accouchement du bébé qu’il a eu en secret avec Léa ou qu’il était en ménage avec Louis.

À la seconde où je l’aperçois, tout ça ne compte plus. Toutes ces supputations idiotes s’envolent instantanément. Quand on y pense, quel gâchis d’énergie…

À quelques mètres derrière lui, Léo et Louis, fidèles lieutenants, suivent en prenant soin de se tenir à bonne distance. Axel a dû leur préciser que, pour ce midi, c’était un tête-à-tête entre lui et moi.

On fait la queue en discutant des choses les plus banales possibles. Je ne veux rien lui dire de sérieux avant que l’on soit assis, face à face. C’est étrange. Je connais Axel depuis longtemps et je n’ai jamais eu le moindre problème à lui parler, à me confier. Et là, tout à coup, je me retrouve à faire des circonvolutions, des périphrases, le cerveau à moitié occupé à éviter tout double sens qu’il pourrait percevoir dans mes propos. Pourquoi est-ce différent cette fois-ci ? Parce qu’il y a de l’enjeu ? Parce que ce que j’ai à lui dire touche mes deux plus proches amis ? Parce que cela me concerne aussi, même si ça ne me profitera pas ? C’est étrange. Tout se déroule comme si, lorsqu’il est question d’affaires de cœur, tout devenait plus aigu et beaucoup plus risqué. Chaque mot compte. Chaque silence aussi. Chaque respiration. Chaque intonation. Chaque regard. Chaque geste, du plus infime frémissement au plus ample. Les mains parlent, le corps parle, chaque partie de nous-même se mêle de la conversation. J’aimerais bien que toutes se taisent et n’avoir que mes mots à gérer. Et c’est pareil pour l’autre. On l’épie, on l’ausculte. Tous nos capteurs sont mobilisés, comme s’il n’existait pas de sujet plus important. En attendant, j’ai du mal à contrôler tout ce qui réagit en moi et je suis comme une tarte.

Enfin arrivés devant le rail du self, Axel ne me propose pas de porter mon plateau. Mais pourquoi le ferait-il ? Après tout, je vais bien. Devant les entrées, il soulève une assiette d’œufs mayonnaise coupés en deux et l’agite. Trop heureuse d’avoir un vrai sujet de conversation qui n’engage à rien, je demande :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’ai besoin de secouer les œufs pour savoir s’ils ne sont pas trop mous.

Qu’est-ce qu’il a dit ? C’est une contrepèterie. C’est un message. Je crois qu’il est aussi rouge que je suis mal à l’aise. On devient complètement idiots ou quoi ? On ne va plus rien pouvoir se dire sans y traquer de sous-entendus ?