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Sa main effleure les livres comme si elle caressait un trésor.

— En les lisant, je vois la vie sous un angle différent. Je comprends mes parents, mon frère, mes chances, ce que tu représentes pour moi et ce qui m’arrive.

— Tu raisonnes comme un vieux sage, Léa, mais tu n’es pas encore à la fin de ta vie. Tu vas t’en sortir. Tu ne dois pas baisser les bras.

— Ce n’est plus moi qui décide. Je le sens. Et si j’en réchappe, j’aurai au moins appris à ne plus perdre de temps, à voir la réalité en face et à placer ce qui fait de nous des humains au centre de tout. Il ne me sera plus possible de prendre au sérieux toutes les futilités dont on nous abreuve. Plus question de me tromper sur ce qui compte. Alors finalement, je me dis que cette maladie est une chance. Elle me permet de penser et de ressentir comme je ne l’ai jamais fait. Si je dois y rester, elle m’aura au moins poussée à vivre en quelques mois plus que je n’aurai jamais vécu.

Je lui souris. Je la trouve tellement plus forte, tellement plus profonde que je ne le suis.

— Tu m’apprendras ?

— Que veux-tu que je t’apprenne ?

— Ces vérités que tu trouves dans ces pages et dans ta vie.

— Elles sont déjà en toi, Camille, sinon, nous ne serions pas aussi liées.

Elle fait un effort pour se redresser et se penche vers moi :

— Je dois te parler d’une chose qui compte énormément et que je suis en train de vivre. Je suis amoureuse, Camille. Il n’y a qu’à toi que je puisse le raconter. C’est en train de me transformer.

Ses propos au sujet de ce qui compte avaient ouvert un chemin jusqu’au plus profond de mon cœur, ses derniers mots viennent d’y déposer une bombe. Elle poursuit :

— Jamais je n’avais ressenti cela. Il est merveilleux et je sais que tu l’apprécies aussi.

La bombe est amorcée. Je ne vais pas pouvoir entendre la suite. Il ne le faut pas. J’ai voulu ce qui arrive, et j’aime à croire que je l’ai presque décidé, mais je n’ai pas la force d’en assumer le résultat. Je l’interromps :

— Léa, s’il te plaît, ne me dis rien.

— Tu ne veux pas savoir ? Je croyais que nous partagions tout…

Je la coupe mais je ne veux pas courir le risque d’en entendre davantage.

— Je te vois heureuse et cela me suffit. De tout mon cœur, je te souhaite le plus grand des bonheurs, pour toujours. Tu es mon amie…

J’ai brisé l’élan de sa confidence. Je lui refuse sa confiance et le magnifique cadeau qu’elle voulait me faire, mais je n’ai pas le choix.

Je voudrais pouvoir changer de conversation. Je jure que je donnerais n’importe quoi pour avoir ce pouvoir. Mais je sais que cela ne sera pas possible. Pas aujourd’hui, pas maintenant. Je me lève et je l’embrasse sur le front en lui tenant la tête entre mes mains.

J’ai quitté sa maison sans même dire au revoir à Élodie. À peine la grille de son jardin refermée derrière moi, les larmes sont venues. Toute seule dans la rue, je pleure. J’ai une raison pour chaque lettre de l’alphabet.

55

Je suis trop mal et je me sens coincée. Si j’explique à Léa pourquoi je n’ai pas envie de l’entendre raconter son histoire avec Axel, au mieux, elle sera triste et ça lui gâchera son bonheur. Je ne le veux pas. Au pire, ça nous éloignera l’une de l’autre. Je le veux encore moins.

Depuis mon retour à la maison, je ne suis pas capable de penser à autre chose. Après le dîner, je lui ai envoyé un SMS que j’ai mis des heures à mettre au point. J’accepte très mal l’idée d’être obligée de mentir à Léa, mais je ne vois pas d’autre solution.

« Pardon pour ma réaction tout à l’heure mais je vis une histoire en ce moment et ça ne se passe pas bien du tout :(((C’est pour ça que t’es pas au courant. »

J’ai guetté sa réponse chaque minute, chaque seconde, interprétant le moindre bruit comme le signal de mon vibreur de téléphone. Même le ronronnement de Flocon m’a fait me précipiter.

Incapable d’autre chose que d’attendre. On verra les maths plus tard, pour l’éco on improvisera, et c’est d’une main mécanique que je grattouille le cou de mon chat.

Avec ma faculté à partir en vrille, je n’ai pas tardé à envisager ce que serait ma vie si j’étais privée de tout ce que je partage avec Léa. Comment serait mon existence ? La première réponse qui s’impose est : beaucoup moins belle. Léa est de presque tous mes plus beaux souvenirs. Me couper d’elle, m’éloigner d’elle, jetterait un voile sombre sur la partie la plus sacrée de ce que j’ai vécu jusqu’ici. C’est terrible, mais je réalise qu’une part de ce que je suis lui appartient. M. Rossi dirait qu’elle est actionnaire de ma personne ! Tout à coup, je me vois différemment. Je suis une Société Anonyme dont mes proches possèdent des parts. Anonyme, ça me va bien. J’aimerais bien être à Responsabilité Limitée en plus ! Mes parents sont actionnaires eux aussi, et tous mes amis se partagent un peu de ma pauvre valeur. Tante Margot possède quelques parts également et — horreur ! — je viens de m’apercevoir que j’ai un dingo au conseil d’administration en la personne de Lucas ! Si on ajoute à ça un chaton, c’est sûr, je ne vais pas être homologuée pour le marché boursier ! J’aimerais bien que quelqu’un comme Axel lance une OPA…

Appartenir à ceux que j’aime ne me fait pas peur. Pas du tout. Mais le fait que l’un de mes actionnaires, même minoritaire, puisse quitter le conseil d’administration me terrifie. Je ne veux pas finir aux mains d’un fonds de pension qui va me dépecer ! Quelle entreprise peut fonctionner correctement si elle est brouillée avec ceux qui la contrôlent ?

Deux heures et dix-sept minutes plus tard très exactement, Léa m’a renvoyé un message :

« Aucun problème. On se raconte tout quand tu veux. Bon courage. Bizz ! PS : C’est qui ton mec ? Vilaine cachottière ! ;) »

Je trouve sa réponse bien légère par rapport à mon ressenti de la situation. Peut-être que je m’inquiète trop, que je donne trop d’importance aux choses. Tant mieux si elle le prend ainsi. Heureusement qu’elle a répondu, sinon je n’aurais jamais pu dormir. Ses quelques mots m’ont allégée d’un poids énorme. Moins de pression dans la poitrine. Mais un autre étau se resserre déjà : mon problème n’est pas résolu pour autant. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter une fois que j’aurai fini de gagner du temps avec mon mensonge au rabais ? Tante Margot dit que mentir, c’est construire un mur autour de soi et que plus il est épais et haut, plus il devient difficile d’en sortir sans se blesser… Félicitations, Camille, tu viens de poser la première pierre de ton cachot.