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Tout à coup, la porte s’ouvre brutalement. Un homme apparaît. Il porte un turban qui lui cache le visage, fait avec une écharpe rose et jaune, et un imperméable trop grand dans les poches duquel il semble pointer deux armes.

— C’est une prise d’otages !

L’accent pseudo sud-américain est pathétique. Un mélange de stupeur et de joie incrédule se répand dans la classe. Il reprend :

— J’exige la libération immédiate de tous les prisonniers politiques du monde, et j’exige aussi que vous reportiez cette interro, disons à jeudi prochain. Sinon, je tue une fille ! Tiens, celle-là, avec les gros nénés.

Il désigne Clara qui, du coup, se regarde la poitrine, contente. Pas facile d’être un preneur d’otages crédible en étant camouflé dans une écharpe rose et jaune. Ça fait plus gay pride que héros libérateur. Évidemment, cette quiche d’Inès a quand même pris ça au premier degré et s’est à moitié évanouie. Mme Serben sourit et répond :

— Lanski, vous faites perdre du temps à vos camarades. Retirez-moi ce déguisement ridicule et dépêchez-vous de vous installer.

— Mais madame, je suis un combattant de la liberté !

— Tibor, ne m’obligez pas à hausser la voix. Vous avez du travail. Si vous continuez, je vous retire cinq points.

Si elle fait ça, il aura 15. C’est sûr, il va s’immoler près de la cuve à fioul et tout le bahut partira en fumée.

4

Il y a quelque temps, il s’est passé un truc bizarre à la maison. Le soir, en général, quand je rentre, je trouve mon jeune frère, Lucas, en train de jouer avec notre chien, Zoltan. C’est Lucas qui a choisi ce nom — sûrement pioché dans une de ses BD de super-héros. Avec un nom pareil, on s’attend à ce que ce gentil toutou ait des lasers dans les pattes ou une vision à rayons X, mais ses seuls superpouvoirs révélés à ce jour sont ceux de renverser les poubelles pour les fouiller ou de rester des heures à regarder le frigo en espérant qu’une fée — probablement poilue et avec une truffe — viendra lui ouvrir la porte pour lui permettre d’avaler tout le contenu.

Lucas et lui passent des heures à se poursuivre dans le salon, autour du canapé — sur le canapé quand les parents ne sont pas là — et dans l’escalier qui monte aux chambres. Essayez donc de vous concentrer sur une équation du troisième degré avec un garçon qui hurle et un chien qui jappe en vous tournant autour…

Au début, étant donné le comportement et le niveau des réflexions de mon frère, je me suis dit qu’il ne pouvait pas être né de parents humains. Ma mère était certainement allée l’acheter dans une animalerie pour que je puisse grandir avec un jouet vivant à la maison. C’est vrai que, de ce point de vue-là, les premières années ont été extraordinaires : il changeait de couleur quand je le maintenais sous l’eau, il me faisait rire à chaque repas en se loupant la bouche avec sa nourriture, chaque fois qu’il y avait un silence recueilli quelque part, il rotait, et il était incapable de descendre l’escalier sans rouler comme un vieux clochard saoul. Il se coinçait aussi les doigts dans tout ce qui ferme en poussant des cris de fouine castrée. Quel jouet peut en offrir autant, et sans piles ? Depuis, à force de fréquenter d’autres garçons, je me demande parfois si tous les mecs ne viennent pas d’une animalerie… Avec le même talent, Lucas arrive à être super mignon et, la minute d’après, incroyablement énervant. Je dois admettre que mon frère est un remarquable sujet d’étude. Quand je l’observe, il m’aide un peu à comprendre les mecs… Enfin, il m’aide surtout à savoir que ce n’est pas la peine d’essayer de les comprendre. On a beau n’avoir que trois ans d’écart, un monde nous sépare. Par exemple, il mange n’importe quoi, il s’habille n’importe comment et il rigole pour des trucs affligeants. Parfois, les trois se cumulent, et ça donne quelque chose de sidérant : il est devant la télé, à rire comme un débile, en mangeant des demi-plaques de chocolat tartinées de beurre, avec son t-shirt à l’envers. Et comme il a bon cœur, il partage avec le chien et avec le canapé. Mais il n’est pas stupide pour tout. Par exemple, l’autre soir, il a très vite compris que j’avais un problème à la fesse et, au sens propre comme au figuré, il n’a pas arrêté d’appuyer là où ça faisait mal.

En novembre dernier, alors que mon père aidait un voisin à réparer son cabanon de jardin, derrière, coincés entre la clôture et la paroi, ils ont découvert une chatte, probablement sauvage, morte, à côté d’un de ses petits, mort également. Mais un autre chaton était encore vivant. Il était tout maigre et ne miaulait même plus. Roulé en boule, ses pattes repliées, il était blotti contre le corps froid de sa mère. Tout le monde a trouvé ça très triste et chacun a expliqué pourquoi le pauvre avorton, étant donné son état lamentable, n’en avait sans doute plus pour longtemps. Il y a eu ceux qui ont dit que la nature était parfois cruelle mais qu’elle nous dépassait, d’autres qui ont décrété que c’était la faute à pas de chance, et j’ai aussi entendu la voisine d’en face déclarer que Dieu allait le rappeler à lui et qu’il irait au paradis des chats. Quand, une semaine plus tard, sa machine à laver a cramé et qu’elle s’est plainte à tout le quartier, j’aurais dû lui dire que c’était Dieu qui l’avait rappelée et qu’elle irait au paradis des machines à laver… Ils m’ont tous énervée. Moi, ce petit bout de chat m’a bouleversée. Les causes perdues sont ma spécialité. Alors que tout le monde était déjà passé à autre chose, je l’ai pris dans mes mains. Il était tout sale, je sentais ses os fragiles sous sa peau et, dans un miaulement à peine audible, il a ouvert ses petits yeux encore bleutés. Depuis combien de temps était-il là, abandonné à son sort ? J’étais convaincue que l’avoir trouvé était une chance et que nous ne l’avions pas découvert pour le regarder crever. Si Dieu existe, je crois qu’il est plus du genre à orchestrer ce genre de rencontre plutôt qu’à « rappeler » les chats perdus à lui. J’espère qu’il a mieux à faire, sinon on a un vrai problème.

J’ai recueilli le chaton et maman m’a soutenue. J’ai passé tout mon temps libre à lui donner des biberons et à le caresser quand il dormait. Lucas m’a aidée. C’est même la première fois que mon frère et moi faisions vraiment quelque chose ensemble. Il lui donnait des biberons, sous le nez du chien qui essayait de lui lécher sa frimousse. Au bout de quelques jours, j’ai nettoyé le chaton et je lui ai donné un nom. Lucas voulait le baptiser Morpion, mais j’ai réussi à imposer Flocon. Il était tout léger et son poil, une fois propre, s’est révélé clair et vaguement angora. Pendant les semaines qui ont suivi, Flocon a repris des forces. Au bout d’un mois, il ressemblait à n’importe quel chaton. Se souvenait-il de ce qu’il avait vécu lors de ses premiers jours ? En gardait-il une trace inconsciente au plus profond de lui ? Était-ce normal pour lui parce qu’il n’avait rien connu d’autre ? Ce genre de question m’obsède, et j’y songeais en le regardant courir en crabe, faire le gros dos en se prenant pour un tigre ou tester ses griffes sur tout et n’importe quoi. En parlant de se faire les griffes, un soir, Flocon a décidé d’attaquer un joli ballon de baudruche toutes griffes dehors. Le truc lui a explosé à la tête, le tétanisant de peur et le laissant en état de choc. Pour une fois, j’ai dû rire aussi bêtement que Lucas qui, lui, s’est en plus roulé par terre. Flocon apprenait la vie.