Léo est en débardeur, tous muscles dehors, avec une barbe de deux jours et un mégot de cigare au coin des lèvres.
Pendant les essayages, on a pleuré de rire. On jouait, se préparant comme des enfants pour un bal costumé, sauf qu’aucun petit ne va à une fête habillé comme on l’est. C’est un truc à faire tomber les parents dans les pommes !
Manon s’amuse à parler avec un accent de mère maquerelle et frappe dans ses mains :
— Mesdemoiselles, on arrête de rire ! On se concentre sur son personnage !
— Du calme, poulette, plaisante Léo. Y a qu’un patron ici, et c’est moi.
— Si tu fais du grabuge, j’appelle mes copains rastas et le clodo et on te retrouvera, toi et ta jolie petite gueule, voguant sous le pont du fleuve…
Pour un peu, on en oublierait pourquoi on est là. Le plus surprenant, c’est qu’Eva ne s’est pas fait prier pour s’habiller ainsi. Je pense même qu’elle a trouvé là l’occasion qu’elle attendait depuis longtemps.
Léo me frôle :
— Tu sais que t’es mignonne, toi ?
— J’embrasse pas les fumeurs…
Le talkie-walkie posé sur le buffet de l’entrée crépite :
— Voiture en approche, voiture en approche !
Tout de suite derrière, on entend un bruit répugnant. Léo attrape le combiné :
— Tibor, on t’avait dit de ne pas vomir !
Le bruit recommence et le clochard répond la bouche à moitié pleine :
— Fausse alerte. Le véhicule s’est garé devant une autre maison. C’est ça, le chien, nettoie-moi la figure…
Devant le miroir, Pauline s’entraîne à marcher avec ses talons.
— Je n’ai pas l’habitude d’en avoir d’aussi hauts, commente-t-elle. Vous avez vu la chute de reins que ça me dessine ? Il ne faudrait pas que je m’étale devant nos visiteurs, ça ne ferait pas sérieux.
Manon essaie de ramener un semblant d’ordre.
— Tout le monde a bien compris ? Quand ils arrivent, on les traite comme des clients. Léo, tu restes en retrait, les mains bien sur les hanches. Eva, tu seras en haut de l’escalier et tu ne dis pas un mot. Tes jambes parleront pour toi. Pauline et Camille, vous m’encadrez et vous êtes super aguicheuses.
Super aguicheuse. C’est tout moi, ça. C’est un nouveau genre de super-héroïne qui combat le crime à coups de string. C’est pas plus idiot qu’un mec qui se déguise en chauve-souris… Toute la ville dormirait tranquille parce que Super Aguicheuse veillerait du haut d’un immeuble, en se caillant les miches. Pour l’appeler, il suffirait de composer le 95 C sur n’importe quel téléphone…
Léo sort un appareil photo. On prend la pause, seules ou en groupe. Il se photographie dans le miroir au milieu de nous toutes. On a l’air de véritables pouffiasses, mais lui, je le trouve sexy.
— Je vais faire des photos des potes ! lance-t-il en sortant.
— Magne-toi, stresse Manon. Il est presque l’heure !
Lorsqu’elle passe près de moi, je lui souffle :
— Décompresse, tout va bien se passer.
— Je préfère ne pas penser à ce qu’on est en train de faire. J’aurais eu moins peur si mon frère avait pu être là. C’est n’importe quoi mais en tout cas, c’est une super idée. Ça m’étonnerait qu’ils achètent…
— Sait-on jamais. Ils veulent peut-être habiter dans un bordel sordide au milieu d’un quartier mal famé.
— Merci, Camille. Merci de tes idées. Et je ne sais pas où tu as déniché ton petit top, mais tu devrais le remettre. Tu as l’air d’une vraie bombe là-dedans.
— Je l’ai piqué à mon petit frère. Ça rend différemment sur lui…
On éclate de rire. Il ne m’aura fallu qu’une seule occasion de jouer une prostituée pour révéler ma vraie nature. Elle est pas belle, la vie ?
Léo revient en courant :
— Antoine et Louis ont vraiment une dégaine incroyable. Il ne faudrait pas que tes visiteurs traînent parce que je crois que les voisins les regardent bizarrement. Quant à ce taré de Tibor, vous savez ce qu’il est en train de faire ? Il se « recharge » la bouche — selon sa propre expression — avec une poignée de nouilles en sauce qu’il pioche dans un sac. Je ne sais pas ce qu’il a mis là-dedans, mais c’est super crade. Il partage avec son chien en plus…
Le talkie-walkie crépite à nouveau :
— Deux voitures en approche, je répète, deux voitures en approche ! Logo de l’agence immobilière repéré. Ce sont eux, alerte rouge !
Le bruit de Tibor qui vomit achève la phrase. Même à travers la mauvaise radio et sans l’image, ça me soulève le cœur.
— En place tout le monde ! s’affole Manon. Eva, file en haut et montre bien tes jambes.
— Pas de problème.
— Léo, devant le buffet. Non, s’il te plaît, repose cette bouteille d’apéritif, ce n’est pas dans le scénar.
— Ça fera plus vrai.
Et le voilà en plus qui s’enfile une rasade.
— Comme ça, si je m’approche d’eux, je vais puer l’alcool à trois mètres et je peux tituber.
Pauline et moi nous plaçons de chaque côté de Manon, qui se tient prête derrière la porte. À travers les rideaux, on distingue effectivement deux voitures qui se garent devant. Bruits de portières, silhouettes qui approchent. Cible en vue. Manon est au taquet. Dès qu’ils poseront les pieds sur les dalles du porche, ils auront droit au grand show !
Tout le monde retient son souffle. On entend des voix, puis des pas. Manon ouvre en grand et commence :
— Welcome ! Bienvenue au palais des plaisirs ! Nos hôtesses…
Elle s’arrête net.
— Manon ? demande une dame en jogging.
— Papa ? Maman ? Qu’est-ce que vous faites là ?
Avec Pauline, on ne sourit plus, mais on est toujours habillées comme des pétasses. C’est bien plus que de la honte qui s’abat violemment sur nous. À ce niveau, il faudrait inventer un autre mot et revoir tous les standards. Je donnerais cher pour être à la place d’Eva en haut des escaliers. Si j’étais elle, je m’enfuirais me terrer dans le placard qu’on commence à bien connaître.
Celui que sa tenue de golf désigne comme étant le père de Manon embrasse la pelouse d’un large geste et demande :