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Le plafond s’est ouvert et un déluge de nourriture s’est abattu sur la prof dans un vacarme de fin du monde. Yaourts, portions de fromage, pain, fruits en sachet, de quoi nourrir la moitié du lycée. Quelques yaourts ont explosé. Inès a crié. Par chance, Mme Serben n’a rien reçu de salissant, mais elle avait quand même un carré de fromage frais accroché dans les cheveux et des portions d’emmental dans le décolleté. Stupéfaction générale. Puis est venu le temps des questions. Si mes camarades avaient été des chiens, ils auraient légèrement incliné la tête sur le côté comme le fait Zoltan quand il ne pige pas. Vous imaginez ? Trente jeunes avec la tête inclinée face à un tas de fromage tombé du ciel…

Le temps s’est suspendu. Je me tourne vers Tibor, qui se lève aussitôt. Je sais ce qu’il va faire : il va se dénoncer. Je dois l’en empêcher. D’instinct, je me précipite vers lui, le saisis par son col et je lui souffle à l’oreille :

— Tais-toi. Ne dis rien. N’avoue rien.

Je l’assois de force. Il se laisse faire. Je reviens à ma place sous le regard incrédule de la classe qui se demande à quoi on joue.

— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? commence Mme Serben en constatant la nature et la quantité de ce qui est tombé du plafond.

Aucune réponse. Léa me consulte du regard, puis fait de même avec Tibor.

Ne pas broncher. Se calquer sur les réactions des autres. Nier en bloc. Tibor semble décidé à m’obéir et reste figé dans une expression qui peut très bien passer pour de la surprise. Je crois cependant que la seule chose qui l’a étonné, c’est que je me jette sur lui. De toute façon, si personne ne relève les empreintes sur les emballages, il n’y a aucune chance pour que l’on découvre que c’est lui le coupable.

La sonnerie retentit. Mme Serben promène sur nous un regard soupçonneux et conclut :

— Il se passe quand même de drôles de choses par ici. Ces pauvres femmes de ménage vont encore avoir du travail…

Spontanément, je me propose pour nettoyer. Tibor lève aussi la main. Axel nous rejoint et Léa l’imite.

— Non, Léa, tu restes avec nous si tu veux mais tu ne fais pas d’effort.

Elle obéit à Axel, et Marie lui prend son sac pour l’emmener vers la salle de cours suivante. Axel la rassure :

— T’inquiète, on n’en a pas pour longtemps.

Puis, à notre intention, il ajoute :

— Je vais chercher des sacs-poubelles.

Une fois seuls, ramassant la nourriture pour en faire un tas, je glisse à Tibor :

— T’as pas évacué tes réserves au fur et à mesure ?

— J’ai la tête ailleurs en ce moment. Quel abruti…

— Te bile pas. On s’en sort bien. Pas de blessé. Pas de coupable. Il suffira de remettre les plaques en place. Avec un peu de chance, on doit même pouvoir récupérer la bouffe.

— Heureusement que tu m’as fait taire. Merci, Camille.

Axel revient en courant :

— Il faudra bien trois sacs.

— Minimum.

Quand tout est presque remis en ordre, Tibor demande :

— Ça vous ennuie si je vous laisse finir sans moi ? Je dois aller voir quelqu’un.

Pour Axel, cela ne pose aucun problème. Après tout, Tibor est déjà bien gentil de nettoyer une ânerie dont il n’est pas responsable… Moi, par contre, connaissant son sens du devoir, je me demande ce qui peut le pousser à nous lâcher. Je me retrouve seule avec Axel.

— On va laisser les sacs ici, lui dis-je. Tibor a eu une idée pour les emporter.

— Comme tu veux.

Il me regarde en souriant et constate :

— On se retrouve encore tous les deux à finir le boulot.

Je croise son regard. Avant de me laisser gagner par le trouble, je me dépêche de répondre :

— C’est normal, on est amis.

— Tu sais, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit sur Léa, et je crois que tu as raison.

— Tant mieux.

Il semble attendre autre chose comme réponse, mais je n’ai rien à dire sur le sujet. En fait, ce n’est pas que je n’ai rien à dire mais si je réponds, il va se croire obligé de me raconter et ça, je n’en ai pas du tout envie.

On est sur le point de sortir lorsque Axel fait volte-face, me barrant presque le chemin. Il me dit :

— Tu es bizarre en ce moment. Si tu avais un problème, tu m’en parlerais, hein ?

— Évidemment…

— Tu sors avec quelqu’un ?

Je détourne le regard. Je n’avais pas prévu que Léa lui raconte tout. Le premier mur d’enceinte de mon cachot est en train de finir de s’assembler autour de moi. Et il est infranchissable.

59

Depuis quelques jours, même si ça me rend très malheureuse, j’essaye d’éviter Léa et Axel. C’est mieux pour eux comme pour moi. Je me place volontairement en retrait afin de ne pas les gêner. Accessoirement, cela m’épargne aussi quelques souffrances. Ils ne semblent remarquer ni mon détachement, ni mon petit moral. Moi, si l’un de mes proches était moins présent ou moins impliqué, je le noterais aussitôt. Ils doivent mettre mon absence sur le compte des révisions. Il est vrai que je passe beaucoup de temps avec Marie. Je vois aussi Léo, qui se montre vraiment gentil avec moi.

Axel n’était pas là ce midi, et Léa n’a même pas répondu à mes derniers messages. J’imagine qu’ils ont autre chose à faire que de s’occuper de leur bonne copine, et je peux les comprendre. Si mon histoire d’amour avec Axel avait été possible, plus rien d’autre n’aurait compté, assurément.

Je suis bien contente de rentrer à la maison. Je suis aussi pressée d’y être qu’un explorateur fourbu qui regagnerait son refuge. Là au moins, pas de grand chambardement. J’ai besoin de me sentir en sécurité, loin des sables mouvants de la vie. Pour cette fin d’après-midi, je me suis organisé mon programme : je rédige deux nouvelles fiches de synthèse de chimie — une par chapitre — et il ne m’en restera plus que quinze à faire. Ensuite, je joue avec Flocon en écoutant de la musique. J’aimerais bien parler à mon père, mais il rentre tard et chaque fois que l’on se croise, nous ne sommes jamais seuls. Pour être franche, je ne cherche pas beaucoup à provoquer l’occasion parce que je manque encore de courage pour m’excuser. Il doit être furieux après moi et je ne peux pas lui en vouloir. Quand je pense à tout ce que j’ai pu lui balancer… Si je ne m’en sors pas, je songe à appeler tante Margot à la rescousse.

Je pose mon sac dans l’entrée et je souffle. Lucas dévale l’escalier. Il porte le t-shirt que je lui avais emprunté…

— Maman ! Qu’est-ce que t’as fait en lavant mon maillot ! Regarde, il est tout en biais. C’est nul !

Il se plante à l’entrée de la cuisine et désigne les deux déformations que ses pectoraux sont encore loin de remplir… Maman répond :

— Écoute, Lucas, si tu trouves que la machine abîme tes vêtements, tu n’as qu’à les laver toi-même. Tu es assez grand.

Je suis étonnée par le ton inhabituellement sec de ma mère. J’entre dans la cuisine pour l’embrasser et, à ma grande surprise, je la trouve assise face à papa. D’habitude, il rentre trois heures plus tard.

— Bonjour. Tu es là super tôt…

Je les embrasse. Léger malaise avec papa. Ils ont l’air tendus.