— Un problème ?
Maman ne répond rien et regarde mon père. Je les ai déjà vus fonctionner ainsi. Elle le laisse prendre la direction des opérations. Il se tourne vers moi :
— Assieds-toi. Ça ne va pas être facile…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Léa a fait un malaise chez elle, ce midi. Elle a été hospitalisée d’urgence et elle est en soins intensifs. Pour le moment, son état est stable.
Mes mains tremblent.
— Comment c’est arrivé ?
— Léa était dans le jardin. À l’heure de son contrôle de tension, Élodie s’est inquiétée de ne pas la trouver. Elle l’a découverte, inconsciente, près de leur petit chalet d’été. Elle a tout de suite appelé les secours.
— Son injection d’urgence ?
— Quand Élodie la lui a faite, son état était déjà trop grave. Il a fallu placer Léa sous assistance respiratoire. Les médecins aident son cœur par tous les moyens possibles.
— Tu l’as vue ?
— Christophe m’a appelé au travail. J’ai foncé à l’hôpital, mais à part les parents, ils ne laissent personne l’approcher pour le moment.
— Elle a parlé ?
— Elle n’a pas repris connaissance.
Je regarde papa, puis maman. Mon père me prend les mains :
— Camille, cette fois c’est sérieux. On va avoir besoin de toi.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
— Être prête. Être prête si Léa se réveille. Être prête si Léa ne se réveille pas. Aucune des deux solutions ne sera simple.
Maman me pose la main sur l’épaule. Je me lève.
— Excusez-moi…
Je sors de la cuisine en marchant mais, à peine dans le couloir, je me précipite vers les escaliers pour m’enfuir dans ma chambre. Des larmes plein les yeux, je ne vois rien. Je me jette sur mon lit. Quels sont les derniers mots que Léa m’a dits ? L’image d’elle me faisant des signes sur le trottoir dans la lueur du réverbère me revient. J’entends aussi son rire et ses vannes sur mon « histoire d’amour compliquée ». Je vois ses yeux. Je suis capable de décrire le mouvement de ses cheveux. Je me redresse et j’attrape une photo de nous deux déguisées en dresseuses de cirque, avec Axel et Léo qui jouent les tigres.
Soudain, je sens une présence près de moi. Papa serait du genre à venir, mais je parie sur maman. Je me retourne. Lucas est là. Il tient maladroitement Flocon dans ses bras.
— Tiens, je me suis dit que ça te ferait plaisir de l’avoir avec toi.
Il pose le chat sur le lit, mais le petit fauve se carapate en miaulant pour aller fouiner derrière mon bureau. Lucas s’assoit à côté de moi, sur mon lit. Normalement, dans le cadre de nos relations habituelles, cette incursion en territoire intime serait considérée comme une provocation, comme un acte de guerre et — conformément aux accords internationaux qui régissent nos rapports — je devrais lui jeter tout ce qui me passe sous la main en vociférant. Mais là, je ne dis rien. Pire, il pose maintenant sa tête sur mon épaule. C’est l’alerte rouge, tous les voyants clignotent, mais aucune troupe d’élite ne débarque. Hormis la bise au réveillon du 31 décembre parce que les parents y tiennent, notre dernier contact physique doit remonter à plus de deux ans, et c’était parce qu’il avait glissé du bord de la piscine en me tombant dessus. Il marmonne :
— Tu te rappelles quand Fulgurator est mort ?
— Fulgurator était un hamster, pas Léa.
— Léa n’est pas morte, ma vieille. Et ce que je veux te dire, c’est que ce soir-là, quand j’étais dans mon lit à pleurer, tu t’es permis d’entrer pour me dire un truc qui m’a fait beaucoup de bien.
— Qu’est-ce que j’avais bien pu te dire ?
— Que si tu en avais le pouvoir, tu te transformerais en hamster pour remplacer Fulgu parce que tu savais qu’il comptait beaucoup pour moi.
— Tu jouais plus avec lui qu’avec moi.
— Il était plus doux.
— Il mordait et il faisait des crottes partout.
— C’est vrai, mais c’était mon Fulgu. N’empêche, quand tu m’as dit ça, j’ai compris quelque chose : celui qui meurt emporte un bout de ceux qui l’aiment avec lui, et c’est à ceux qui restent d’empêcher que tout ne parte avec.
— Léa n’est pas encore morte.
— Alors fais pas cette tronche-là.
J’ai passé mon bras autour de ses épaules et je lui ai frictionné la tête. Il a souri. C’est de la science-fiction. Il n’y a eu aucun cri, rien n’a volé dans la pièce, il ne m’a pas traitée de sorcière et je n’ai pas essayé de le jeter dans le vide-linge comme lorsqu’il avait 3 ans. Les miracles sont possibles même les jours de grand malheur.
60
Papa m’a mise en garde : je risque d’être impressionnée. Je m’en fiche. J’attends de voir Léa depuis trop longtemps. Elle a repris conscience hier, mais elle est toujours dans le service des soins intensifs. Mon père, Christophe et Élodie sont avec le professeur Nguyen. Pendant ce temps-là, j’ai le droit d’aller lui dire bonjour.
Ce matin, Léa et moi aurions dû être en cours toutes les deux, mais je me retrouve à remonter ce couloir lavasse avec des couvre-chaussures qui me font glisser, escortée par une infirmière qui considère ostensiblement que je lui fais perdre son temps. On débouche dans un vestibule qui donne sur trois salles équipées de baies vitrées. Dans chacune, on aperçoit un corps étendu, mais il y a tellement de matériel autour que je ne peux pas voir lequel est celui de mon amie.
L’infirmière s’arrête à l’entrée de la salle de droite.
— Dix minutes. Vous avez dix minutes. Après, il faut que j’y retourne.
J’entre dans la pièce. Il fait chaud. Le ronronnement des appareils de mesure est omniprésent. Léa est étendue, les yeux fermés, immobile, reliée par des tubes et des fils à toutes sortes de machines. Elle porte un masque à oxygène. Je la reconnais à peine. Ses beaux cheveux sont mal coiffés et collés à son front. Si le « bip » de l’électrocardiogramme ne tintait pas régulièrement, je pourrais croire qu’elle est morte.
Je l’observe. Seulement dix petites minutes pour tout lui dire, et pour le moment, elle dort. Je dois pourtant lui parler. C’est essentiel. J’espère lui transmettre tout ce que je peux comme énergie et comme espoir. Je l’aime, il faut qu’elle le sache. Jamais je n’aurai d’autre sœur qu’elle sur cette Terre. Je veux bien être témoin de son mariage avec Axel, je veux être la marraine de leurs six enfants, je veux tout ce qu’elle voudra, mais à une seule condition : qu’elle s’accroche de toutes ses forces pour survivre.
Il n’y a toujours aucun cœur de disponible pour une transplantation, mais l’aggravation de son état l’a fait remonter d’une place dans la liste d’attente. C’est horrible.
Déjà deux minutes d’écoulées. Je vois bien que derrière la vitre l’infirmière m’observe et compte les secondes. On se croirait au parloir d’Alcatraz.
Je me penche et je murmure :
— Léa, c’est Camille. Tu m’entends ?
Elle ouvre les yeux. Elle sourit. Je lui demande :
— Comment ça va ?
— Heureuse de te voir.
Je ne sais pas par quel bout commencer.
— Tu nous as flanqué une belle frousse…
— Je ne me suis rendu compte de rien.
— Il faut que je te parle, c’est important.
Mon père, Christophe et un docteur en blouse blanche ont rejoint l’infirmière de l’autre côté de la baie. Tellement de choses à dire en si peu de temps…
— Léa, je veux que tu saches…
Elle me saisit la main et me coupe :
— J’ai besoin de toi, Camille. Il n’y a qu’à toi que je puisse le demander. Ne fais pas cette tête-là, ce n’est pas une dernière volonté…