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— Tout ce que tu veux.

— Il faut que tu parles à Tibor. Tu dois lui dire que ce n’est pas sa faute si j’ai fait ce malaise.

— Tibor ?

— C’est avec lui que j’avais rendez-vous dans le jardin, en douce.

— Pourquoi avais-tu rendez-vous avec Tibor en douce ?

Léa me regarde, interloquée. Elle semble amusée.

— C’est le garçon le plus gentil et le plus tendre que je connaisse. Il va s’inquiéter et se sentir coupable. Je ne le veux pas.

— Et Axel ?

— Quoi, Axel ?

— Vous n’êtes pas ensemble ?

— Ben non. Je te parle de Tibor, je te parle pas d’Axel.

Soudain, elle ouvre de grands yeux et retient une exclamation. Elle vient de comprendre ma méprise.

— C’est pas vrai ! Tu as cru que…

J’approuve d’un mouvement de tête.

— Ma pauvre Camille, tu te fais toujours des films…

Elle rit. Tout l’intérieur de mon corps est en train d’exploser, mon cerveau est en feu, et elle rit.

Je suis un bloc de l’étrange matière qui n’existe pas et elle vient de me verser dessus un réactif puissant. Je fonds, je brûle, j’étincelle… Quelques mots, et soudain tout change.

— Mais je croyais…

— Et moi je croyais que ton « histoire compliquée » c’était avec Axel, justement !

Je suis abasourdie.

— Tu sors avec Tibor ?

— On en est même un peu plus loin que ça…

— Cochonne ! Et tu ne m’as rien dit !

— J’ai voulu t’en parler, mais…

Le docteur Nguyen est entré, nous interrompant.

— Désolé de vous déranger, mais le temps est compté. Les mesures doivent être effectuées à des heures très précises. Nous allons tout faire pour que vous puissiez vous revoir vite et avoir tout le temps de vous traiter de cochonnes…

Je me sens littéralement fracturée en deux comme une poupée brisée dans sa hauteur. Une grande fissure me traverse et me divise : d’un côté, la douleur de voir mon amie en danger dans cet environnement et, de l’autre, un sentiment que je suis incapable de définir pour le moment mais qui me propulse vers Axel. La peur et l’envie. La volonté de me battre pour la sauver et le désir d’abdiquer pour me perdre contre lui. Les deux versants n’ont qu’un seul point commun : la puissance de l’amour que je porte à chacun d’eux.

Le docteur consulte un appareil. Léa me souffle :

— N’oublie pas. Fonce parler à Tibor.

— Tu veux le voir ?

— Dès que ce sera possible, oui, s’il te plaît.

— Compte sur moi.

Je l’embrasse et je sors.

Akshan Palany serait fier de moi : je sais quelles sont mes missions et je vais les assumer de toutes mes forces. Ensuite, je me mettrai à la cithare.

61

Sur le parking des profs, en plein soleil, il fait chaud. Un vent léger emporte les pétales des cerisiers qui constellent le ciel bleu.

J’attends près de la voiture de M. Rossi. Lorsqu’il arrive enfin, je remonte l’allée vers lui.

— Pardon de vous harceler…

— Je t’en prie. Que puis-je pour toi ?

— J’ai cherché à vous apercevoir en salle des profs mais vous n’y étiez pas et ce midi vous n’êtes pas venu à notre rendez-vous…

Il sourit :

— Je pensais que l’hospitalisation de Léa avait changé la donne. Ses parents ont téléphoné pour dire qu’elle ne pourra pas revenir en cours avant la fin de l’année. Je suppose que tu es déjà au courant.

— Oui, mais je pensais…

Il ouvre son coffre et y dépose sa sacoche.

— Dois-je comprendre que tu voudrais que nous poursuivions nos rencontres ?

— On peut le faire dans un cadre moins formel, autour d’un café par exemple…

— Toi et moi n’avons plus besoin de code pour nous parler. Et je vais prendre un risque de plus en te confiant mon numéro de portable. Mais en échange, tu devras me signer un document de cinq cents pages stipulant que je n’ai jamais eu le moindre sous-entendu ambigu vis-à-vis de toi, ni aucun attouchement.

Sans doute à cause de la tête que je dois faire, il précise :

— Je plaisante, Camille. Tout va bien.

Il écrit son numéro sur un vieux ticket de caisse et me le tend.

— Tu as vu Léa ? Comment va-t-elle ?

— Mieux, mais ils hésitent encore à la sortir des soins intensifs.

— Je vais certainement passer la saluer. Il faut que je lui parle.

— Ça lui fera plaisir. Elle vous aime beaucoup.

Il ne répond pas et contourne sa voiture pour rejoindre le côté conducteur.

— Je dois te laisser, dit-il en ouvrant la portière. Essaie de te détendre. Consacre-toi aussi à tes révisions. Cette histoire prend une très grande place en toi. Tu te poses beaucoup de questions…

— Vous ne vous en posez pas ?

— Si, sans doute autant que toi, mais j’essaie de les affronter les unes après les autres. Alors que toi…

Je n’avais pas imaginé lui parler de ça, debout, dehors, avec une voiture entre nous.

— Tout le monde se pose autant de questions ?

— Je ne crois pas. Mais je n’ai aucune certitude.

Le vent souffle. Il neige des pétales.

— Y a-t-il un âge auquel on arrête de s’en poser ?

— Si cet âge existe, je ne l’ai pas encore atteint, parce que je peux t’assurer que ça ne se calme pas.

— Et vous trouvez les réponses ?

Il regarde vers le ciel et soupire. Puis lentement il revient vers moi. Je crois que nous n’avons jamais été aussi proches.

— Tu sais, Camille, trouver les réponses n’est pas le plus difficile. La vie te les apporte, tôt ou tard. Le plus dur, c’est de continuer à vivre en les connaissant.

62

Mme Serben nous rend les résultats de la dernière évaluation de l’année. Après, nous ne ferons que réviser. En y réfléchissant, c’est même la dernière note de notre scolarité au lycée. Ça fait drôle. Une page se tourne. Là, tout de suite, je crois que je ne réalise pas bien parce que je suis avec mes amis, dans notre classe. Mais je parie que dans trente ans, quand je vais retomber sur ma copie, quelle que soit ma note, j’aurai les larmes aux yeux.

On s’est pris ce contrôle pile le lendemain matin du jour où Léa a été admise en soins intensifs. On était plusieurs à avoir la tête ailleurs, et c’est peu de le dire. Axel a quand même eu 14. Marie a décroché un 12. La prof nous distribue les copies selon son grand jeu : « Plus t’as la note tôt, plus gros est le râteau, plus t’as la note tard, plus c’est grave flambard ! ».

Pour moi, le suspense n’a pas duré longtemps. Mme Serben m’a rendu ma copie dans les premières. Je me tape un 5. Ma pire note depuis trois ans. Pour Tibor, l’attente n’a pas été beaucoup plus longue : il a hérité d’un 6. Sa pire note depuis huit vies. Il ne s’est pas jeté dans le vide, il n’a rien fait exploser. Il n’a même pas pleuré. Tout le monde sait pourquoi il a écopé de cette note, même la prof. Contre tous les usages, elle lui a frictionné la tête affectueusement, comme s’il était un tout petit garçon. Mais je crois qu’il n’en est plus un. On est d’ailleurs pas mal à avoir grandi ces derniers temps. Le terme « mûri » serait sans doute plus approprié. Quand je repense à notre groupe au début de l’année et à ce qu’il est maintenant, je me dis qu’on a déjà traversé pas mal de choses. Il faudrait que le dieu facétieux nous lâche un peu… Qu’il s’occupe des chats, par exemple. Ils font n’importe quoi en ce moment, surtout la nuit.

Tibor et moi sommes assis côte à côte. Selon le principe que j’ai découvert l’autre soir, nous sommes tous les deux actionnaires de Léa. À nous deux, je pense même que nous avons la majorité des voix à son conseil d’administration. Comme tous les grands investisseurs, nous réunir nous rassure. Humainement, cela nous rapproche d’elle et nous permet de mieux supporter le vide qu’elle laisse dans la classe. Les autres ont accepté son absence. Ils se sont adaptés. Moins ils sont proches d’elle, plus vite ils l’ont fait. Comme les ronds dans l’eau qui sont moins marqués à mesure que l’on s’éloigne du point d’impact.