Mais pas toujours.
63
Entre les révisions, la vie au lycée et les visites à Léa, la vie a pris un autre rythme. Tibor et moi sommes les seuls à venir la voir chaque jour. Mardi dernier, Tibor s’est fait hurler dessus par une infirmière parce qu’il avait amené un de ses chiens en cachette. Léa pleurait de rire en me le racontant. Il s’était aménagé une poche de kangourou sous son manteau de clodo et il a remonté le couloir avec son gros ventre qui gigotait. Le chien — un jeune border collie — a fait le fou dans la chambre et ils se sont tout de suite fait repérer. Sans le docteur Nguyen, l’affaire aurait tourné au drame, mais il a calmé le jeu.
Je n’apporte plus les fiches de révisions à Léa. Elle ne veut pas passer les épreuves. Plus personne ne parle de la renvoyer chez elle et je n’ose pas poser la question. En venant la voir, je croise souvent son frère, Julien, qui passe aussi beaucoup de temps avec elle.
Ce matin, je profite d’une matinée libérée pour avancer notre rendez-vous. Comme ça, ce soir, je pourrai sortir avec Axel qui m’a invitée au cinéma. Juste nous deux…
— Salut ma vieille ! Comment te sens-tu aujourd’hui ?
— Camille ? Il est déjà 18 heures ?
Elle a l’air dans les vapes.
— Non, tout juste 10 h 15. Ça va ?
— Pas trop. J’ai passé une nuit horrible.
Elle tente de se redresser. Je l’aide.
— Tu as vu les docteurs ?
Je remets son oreiller en place dans son dos.
— Je crois. Je ne sais plus. J’en vois tellement…
Elle se force à me sourire.
— C’est bien que tu sois là.
Tout à coup, elle s’agrippe à moi et se met à sangloter. Je la serre contre ma poitrine en essayant de la réconforter.
— Calme-toi. Tu nous fais encore une de tes crises.
Elle murmure :
— Non, Camille. Pas cette fois.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Je me mets à sa hauteur en prenant son visage entre mes mains. Je vois ses yeux. J’y lis quelque chose que je n’avais jamais vu : la peur.
Elle souffle :
— Camille, je vais mourir. Je n’en ai plus pour longtemps. Il n’y aura pas de greffe…
— C’est vraiment la grosse déprime. Tu veux que j’appelle le toubib ?
Elle m’agrippe le bras :
— Non. Ils ne peuvent plus rien. Aide-moi à vivre encore une fois, aide-moi à sortir d’ici.
— Mais je ne peux pas, comment veux-tu que je fasse ? Ce ne serait pas raisonnable…
— Je ne sais pas l’expliquer, mais je sens que tout est en train de lâcher. Quelque chose me dit que je vais vite partir. Je t’en supplie. Si tu m’aimes un peu, ne me laisse pas crever ici…
64
J’ai appelé mon père. En sanglotant, je lui ai répété mot pour mot ce que Léa m’avait dit. Il a répondu :
— J’ai déjà entendu des gens déclarer cela. En général, ils ne se trompent pas…
Je pleure de plus belle :
— C’est pas possible !
— Camille, s’il te plaît, écoute-moi. Tu dois aider Léa. Si tu ne le fais pas, tu le regretteras toujours, pour elle et pour toi. Je sais que c’est douloureux, ma puce, mais tu dois tenir. Je vais t’aider.
— Comment veux-tu que je fasse ? Ils ne vont même pas accepter qu’elle sorte…
— Si tu devais réunir Léa et tous vos amis, où le ferais-tu ?
J’essaie de me calmer, je renifle et je réfléchis.
— À la clairière des Cerfs. Oui, c’est là-bas le mieux.
— Est-ce que tu te sens capable d’organiser ça dans l’urgence avec tes copains ?
— On a déjà fait pire. Mais comment on la sort de l’hosto ?
— Aucune idée. Il faut d’abord que je prévienne Chris et Élodie. On n’aura pas le temps de faire les choses dans les règles. Il se peut que le professeur Nguyen joue le jeu, mais je n’en suis pas certain…
— Papa, j’ai peut-être une idée.
— Pour la faire sortir ?
— Oui. Mais on risque des problèmes après…
— Tu es certaine de ton coup ?
— En se préparant un minimum, ça doit pouvoir marcher.
— Alors vas-y. Occupe-toi de Léa et de tes potes, et je me charge des « problèmes ». On se tient au courant.
— Je t’aime, papa.
— Moi aussi, ma grande. Fonce.
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Mon coup de fil suivant a été pour Axel. En parlant avec lui, l’organisation s’est mise en place très rapidement. Il n’a pas essayé de me raisonner ou de m’en empêcher. Il m’a simplement aidée à trouver les moyens d’être le plus efficace possible. Il s’est chargé de prévenir les autres et de répartir les fonctions. Pendant qu’une partie de l’équipe rassemble le nécessaire pour se réunir à la clairière, les autres peaufinent le plan d’évasion pour Léa. Elle ne pourra pas courir ou se fatiguer. Nous devons la considérer comme un colis qu’il faut sortir de l’hôpital ou, selon Marie, comme une œuvre d’art que l’on doit dérober à un musée. La logistique est complexe, mais on est prêts à tout et Léo est un excellent stratège. Avec lui, on a vérifié point par point toutes les étapes de ce qu’il appelle « l’exfiltration ».
Louis et Axel sont ceux qui paraissent les plus âgés. Ils seront les brancardiers qui viendront chercher Léa dans sa chambre. Malik, Marie et Pauline les guideront vers la sortie par des couloirs secondaires et des monte-charges. À tous les endroits où notre « colis » pourrait se faire repérer, ils sécuriseront la zone en veillant à ce que tout soit calme au moment du passage. Tous porteront leur blouse blanche de labo de chimie avec, accroché au revers, le badge de cantine qui, de loin, peut ressembler à une carte d’accès.
Julien, qui a emprunté la camionnette d’un de ses copains électricien, attendra « la Joconde » à la porte réservée aux livraisons et aux fournisseurs de l’établissement. Il embarquera Léa et son escorte vers la colline.
J’ai été surprise de la facilité avec laquelle le frère de Léa a accepté de nous prêter main-forte. Je ne lui ai pourtant rien dit des inquiétants propos de sa sœur. Cela se confirme : quand ils sentent que c’est sérieux, les garçons savent se tenir.
Dans cet hôpital banal, personne ne s’attend à une opération de ce type. Nous avons pour nous l’avantage de la surprise, c’est notre chance. Il va quand même falloir tromper la vigilance des infirmières, omniprésentes dans ce service. Cela nous amène à l’épineux problème de la diversion. Tibor s’est spontanément proposé, mais nous savons tous de quoi il est capable et la seule option sensée serait de refuser. Nous savons aussi qu’il vivrait très mal d’être écarté de l’opération étant donné ses liens avec Léa. Devant son insistance et son air de chiot malheureux, la réponse raisonnable a donc été écartée et il est désormais investi de la délicate mission de distraire toutes les aides-soignantes… Je l’accompagnerai, avec l’espoir de l’empêcher d’en faire trop. Qui se retrouve toujours à la place la plus pourrie ? C’est Super Aguicheuse !
Tout va beaucoup trop vite pour nous laisser le temps de réfléchir, et c’est peut-être mieux ainsi. Moins d’une heure plus tard, après que Léo nous a obligés à synchroniser nos montres et fait répéter tous en chœur les étapes clés, je retourne donc à l’hôpital en compagnie de Tibor.
— Comment comptes-tu t’y prendre pour la diversion ?
— Fais-moi confiance.
— Tibor, on va déjà se retrouver accusés d’enlèvement et de mise en danger de la vie d’autrui, on ne peut pas se permettre un incendie de bâtiment public en plus.
— T’inquiète pas. Il vaut mieux que tu ne saches pas. S’ils te capturent, qu’ils te torturent et te font parler, ça risque de compromettre toute l’opération.