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On mange des chips, on boit des jus de fruits, les garçons se préparent des sandwichs remplis de bonbons et de charcuterie tellement gros qu’ils peuvent à peine mordre dedans. Le plaisir de cette soirée impromptue se conjugue à la joie d’être réunis. Léa n’est jamais seule. Chacun va la voir, repart, s’amuse et revient à son chevet. Si elle ne mange rien de ce qu’on lui propose, elle parle volontiers avec chacun. Je la vois sourire, prendre des mains, enlacer. Tibor n’est jamais loin et, dès qu’elle est seule un instant, il se précipite.

Julien est descendu apporter de quoi manger à mon père et ses complices, postés au pied de la colline. Léo et Louis jouent au foot avec les autres garçons. Pauline et Vanessa discutent avec Léa. Eva, Manon et les autres préparent la nourriture sur des assiettes en carton. Légèrement à l’écart, je suis appuyée contre un arbre, à la limite de la clairière, et j’observe. C’est un beau moment. Quand je les vois vivre ensemble, quand je songe à la vitesse à laquelle tous se sont engagés dans ce plan foireux, j’ai du mal à croire que les humains soient aussi mauvais que ce que certains veulent nous faire croire.

Je sursaute quand une voix toute proche s’adresse à moi.

— Et si je t’avais invitée à danser, aurais-tu accepté ?

Axel est arrivé par-derrière. Je ne l’ai pas entendu approcher. Il s’appuie contre mon arbre, juste à côté de moi. Vais-je encore éluder la question ou trouver le courage de lui répondre « honnêtement » ?

— Je ne sais pas danser. J’ai la trouille d’être ridicule. Au bal, j’aurais pu te dire non, parce que j’ai toujours peur que tu me prennes pour une moins-que-rien. Mais j’aurais adoré que tu m’invites…

— Je n’ai pas osé, mais j’y ai pensé tout le temps.

Il se penche et pose son menton sur mon épaule. Il plisse les yeux pour regarder au loin devant nous. Sa joue est contre la mienne. Je sens sa chaleur, son léger parfum.

— Alors voilà ce que tu vois de ta hauteur…

— Porte-moi, et je découvrirai ce que tu vois de la tienne.

Il ne s’est pas fait prier.

67

Le soleil embrase l’horizon de ses derniers feux. D’ici, on jurerait que tout le sud de la ville est ravagé par un incendie. Les oiseaux passent dans le couchant en criant. Les rues scintillent déjà. Les pâquerettes se sont fermées et attendent la rosée de l’aube pour s’épanouir à nouveau.

Les parents de Léa et les miens nous ont rejoints. En arrivant, Christophe a fait le tour de la clairière et serré la main de tout le monde. Élodie a fait la bise à ceux de nos copains qu’elle connaît. Maman a trouvé sa place près du buffet improvisé et discute avec Marie, Vanessa et Manon.

Papa m’a rejointe aux boissons.

— Ça rappelle des souvenirs…, me dit-il.

— Tu as déjà fait du camping ici ?

— Pas moi. Par contre, je me souviens lorsque toi — et une bonne partie de cette petite bande d’ailleurs — en aviez fait.

— Mais tu n’étais pas là…

Il se retourne et me désigne la forêt qui se perd dans l’obscurité.

— J’étais quelque part dans ce secteur, planqué, avec Pierre, mon ancien collègue.

— Vous nous espionniez ?

— On veillait sur vous. Tu n’imagines pas qu’on allait vous abandonner seuls, au milieu de nulle part, alors que vous n’aviez même pas 9 ans ?

L’idée de ces anges gardiens m’amuse.

— Tu avais vu les garçons nous faire peur avec les branches et les lampes ?

— Et celui qui s’était mis du ketchup partout… J’ai l’impression que c’était hier.

Il me passe le bras autour des épaules et m’embrasse sur le front.

Christophe et Élodie nous font signe : Léa souhaite me parler…

— Alors ma vieille, heureuse de ta soirée ?

Elle me regarde. Ses yeux brillent. C’est sans doute la fatigue, mais je préfère croire que c’est le bonheur. Je m’assois près d’elle.

— Tu te sens comment ? Tu m’as l’air regonflée et ça fait plaisir à voir.

— Je profite du présent. Tu sais, Camille, cela peut paraître surprenant étant donné mon état, mais je n’ai jamais été aussi heureuse. Il m’aura fallu endurer tout ça pour vivre ces instants. Je crois que ça en valait la peine. Vous êtes tous là, et de toutes les façons possibles, j’aime chacun de vous de tout mon cœur.

Tibor passe en courant, pourchassé par Antoine et Quentin qui veulent lui faire goûter de force une de leurs recettes miracles. Léa le regarde comme je ne l’ai jamais vue regarder personne. Elle sourit.

— Il est gentil, tu ne trouves pas ?

— Il l’est. Et il a aussi de jolies fesses. Toutes les infirmières pourront te le confirmer.

Elle rit.

— S’il m’arrive quelque chose, il faudra que tu prennes soin de lui…

— Parce qu’il est « si fragile », je sais !

— Je suis sérieuse.

— Ne t’en fais pas. Vous avez encore beaucoup de choses à vivre tous les deux, et c’est lui qui veillera sur toi.

Son regard se perd dans le paysage.

— On aurait dû inviter M. Rossi.

— C’est vrai qu’il est sympa.

— Il est bien plus que ça. C’est un homme remarquable. L’autre soir, il est venu à l’hôpital. Il voulait me parler. J’ai cru qu’on allait discuter de mes études ou de mon redoublement, mais non. J’ai l’impression qu’il avait envie de se — comment dire ? — confesser. Ce n’est pas le mot juste, mais c’est celui qui me vient spontanément.

— Se confesser ?

— Tu savais qu’il avait eu un fils qui est décédé à notre âge ?

Ma surprise vaut toutes les réponses.

— Il ne t’en a jamais parlé ?

— Non. Une fois, il a laissé entendre qu’il était marié.

— Il ne l’est plus. Son couple n’a pas résisté à la disparition de son garçon. Tu te rends compte ? Je comprends mieux pourquoi il s’est toujours défoncé pour nous.

Beaucoup des paroles de M. Rossi me reviennent en mémoire et prennent tout à coup un autre sens.

Léa glisse doucement ses doigts sous les miens. Si j’avais les yeux fermés, je pourrais croire que c’est une enfant qui me prend la main.

— Axel et toi, c’est une affaire qui roule ?

— On est au tout début mais oui, ça roule.

— Il est fait pour toi et tu es faite pour lui. Je vous vois bien passer le reste de votre vie ensemble. Vous ne ressemblez pas à ces couples qui s’embrassent pour s’embrasser parce que les hormones les travaillent.

— Tu crois ?

— Il est temps pour toi d’apprendre à te faire confiance, Camille. Tu as toujours hésité. Tu m’as toujours regardée comme un modèle sans jamais te rendre compte que, bien souvent, c’est moi qui te copiais. On se connaît depuis longtemps. On a découvert ce monde ensemble…

— Et ce n’est pas fini !

Tibor arrive, hors d’haleine, pour nous prévenir qu’étant donné l’heure tardive, certains ne vont pas tarder à rentrer chez eux. Ma mère propose de les raccompagner en voiture. Tous sont venus saluer Léa. Les uns après les autres, ils lui ont promis de passer la voir à l’hôpital dans les jours qui viennent. Tous étaient encore dans l’énergie de cette soirée un peu dingue. J’ai regardé Léa embrasser chacun. « Les jours qui viennent » : quelle expression banale quand on est convaincu qu’un futur existe. Quel concept terrible lorsque chaque heure est un sursis.

Nous ne sommes plus restés qu’à sept, avec plus loin les parents installés près du feu, remettant régulièrement du bois mort sur les braises. Les flammes éclairent nos visages de lueurs douces. Baigné de cette lumière, tout le monde a bonne mine, même Léa. On ne se raconte plus d’histoires pour se faire peur. On parle du bac, du permis, de l’été qui arrive et de ce qui nous attend l’année prochaine. Léa écoute plus qu’elle ne parle. Je suis assise entre les jambes d’Axel, le dos appuyé contre son torse, ses bras autour de moi. Tibor est près de Léa et lui caresse maladroitement le bras. Je crois qu’il s’y prend comme avec ses chiens. Julien, assis sur notre banc, ne lâche pas sa sœur des yeux. Louis et Antoine sont devant, au bord de la pente, avec la ville endormie en toile de fond, en train de convaincre Léo qu’il peut réussir à passer par-dessus nous tous en se servant d’une grande branche pour sauter à la perche.