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C’est un lundi soir qu’il a ronronné pour la première fois. Je m’en souviens très bien. Maman parle souvent de ce que des parents ressentent lorsque leur enfant fait son premier sourire. Eh bien je crois que j’ai mieux compris ce soir-là. Flocon était sur mes genoux, je le caressais et, soudain, il s’est mis à vibrer. Au début, j’ai cru qu’il tremblait, mais non. Le petit ronflement est venu. J’en ai eu les larmes aux yeux de bonheur. Lucas a juste dit :

— Waouh, la vache, j’adorerais savoir péter comme ça !

Le plus terrible, c’est qu’il a aussitôt essayé.

Au fil des semaines, Flocon est devenu bien vivant. Papa a demandé ce que je comptais en faire, mais il savait déjà que j’espérais le garder. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec un chat. Flocon a commencé à jouer, mais le plus curieux, c’est qu’il s’amusait avec Zoltan… Le chien l’a très vite adopté. Au début, le chaton escaladait le chien pour lui mordiller les oreilles ou le patasser. Un vrai tapis d’éveil. Flocon adorait aussi jouer avec la queue de Zoltan, qui se prêtait de bonne grâce au manège. Et puis tout à coup, le chaton épuisé s’endormait contre son grand copain. Zoltan ne bougeait pas, prenant un soin touchant de la petite boule de poils. Puis le petit a commencé à se faufiler en cavalant sous les chaises, pendant que le gros le poursuivait en les faisant voler. Ils se payaient de sacrées parties ! À Noël, le sapin a plusieurs fois failli dégager à cause d’eux, le jeune se terrant en dessous pendant que le gros balourd tentait l’impossible pour le débusquer. Ils sont devenus inséparables. Maintenant, le soir, le chat s’endort entre les pattes du chien. Zoltan laisse même le félin manger dans sa gamelle, alors qu’il grogne quand c’est Lucas qui essaye — et je vous jure que mon frère tente régulièrement. Le truc étonnant, c’est que le chat grandit avec pour seul modèle le chien. Du coup, Flocon développe certains comportements qui ne sont pas forcément ceux de son espèce… Il miaule comme le chien aboie lorsque quelqu’un sonne, et il a tendance à aller chercher ce qu’on lui jette pour jouer. Voir le petit essayer d’imiter le grand est un spectacle génial. Par moments, on se retrouve avec Lucas à les regarder s’amuser tous les deux. M. Fréteau, un de mes anciens profs de français, dit que la méthode d’éducation la plus puissante, c’est l’exemple. Ce qui se passe à la maison semble lui donner raison. Flocon est en train de prendre des habitudes de chien. Je redoute un peu le résultat… Surtout avec Lucas comme guide spirituel. Je vois Flocon, assis sur son petit derrière, qui se tord la tête pour regarder bien au-dessus de lui son modèle canin. Il est si petit, si mignon aux pieds de l’autre si grand… Flocon ne se demande pas s’ils sont de la même espèce. Ils vivent ensemble, c’est tout. Flocon croit-il qu’il deviendra aussi grand que Zoltan ? Va-t-il lui aussi prendre l’habitude de s’endormir dans le canapé sur le dos, en espérant des grattouilles sur le ventre ? Je me demande. Mme Gerfion ne manquerait certainement pas de nous parler de l’inné et de l’acquis, de ce que nous sommes, de ce qui nous conditionne et de ce que l’on devient. Vaste débat. Dès que le chat commencera à courser le facteur quand il passe le long de la clôture ou à boire l’eau des toilettes, je promets d’y réfléchir. Mais pour le moment, voir ce petit bout de chat vivant et heureux me procure chaque jour assez de bonheur pour trouver ce monde finalement réussi. Dieu serait certainement d’accord avec moi. Et que la machine à laver aille au diable.

5

En sortant de la salle de bains, je perçois tout de suite quelque chose de différent dans la maison, même si je ne réussis pas à définir ce que c’est.

Je dévale l’escalier pour aller prendre mon petit déjeuner. C’est la lumière qui est inhabituelle. En entrant dans la cuisine, ce que je découvre par la fenêtre me fige sur place : le jardin est entièrement blanc. Il a neigé toute la nuit et ça continue. C’est féérique. Le vent fait valser les flocons en majestueuses volutes. La table de la terrasse est recouverte d’une belle couche aux formes rondes. L’allée du garage n’est qu’un grand ruban immaculé, seulement strié par les traces de la voiture de mon père qui est déjà parti au travail.

Dans l’entrée, le chien aboie. La neige l’excite. Tout l’excite. Maman râle parce que Lucas n’a pas pu s’empêcher de sortir en pyjama pour se rouler dans la poudreuse avec Zoltan. Flocon est installé devant la baie vitrée du salon, sa queue bien enroulée autour de lui. Il regarde, les yeux grands ouverts. Ce matin, il ne reconnaît plus son univers. Hier soir, il s’est endormi et tout était comme d’habitude. Il se réveille, et soudain tout change. Que se passe-t-il dans sa petite tête ? Est-il inquiet ou curieux ? Je pense qu’il voudrait bien aller s’aventurer, mais il sent le froid et n’ose pas. Je le comprends tellement.

Les routes sont glissantes et je vais devoir aller au lycée à pied. Ce n’est pas grave. Au maximum, je vais mettre dix minutes de plus. Je suis même contente parce que la ville doit être jolie sous la neige. Tout semble nouveau, pur, harmonieux et doux. On a l’impression d’être ailleurs.

Mon écharpe remontée sur le nez, je quitte la maison. Sur le seuil, je tends la paume et je regarde les flocons de neige se poser sur ma main. Si l’un d’eux atterrit exactement au milieu, alors ce sera le signe que la journée sera bonne. Je ne suis pas spécialement superstitieuse, mais je fais tout le temps ce genre de choses. Si j’arrive à franchir le passage à niveau avant qu’il ne s’abaisse, alors j’aurai une bonne note en maths. Si tous les feux sont verts, alors Axel remarquera mon nouveau blouson. Un magnifique flocon se pose exactement au milieu de ma main, entre la ligne de cœur et la ligne de vie. Il est parfait et à la place idéale. Je le regarde fondre en souriant béatement et je pars le cœur léger.

Le monde est comme en suspens, les voitures roulent moins vite, et les rares personnes qui sortent marchent avec précaution. J’aperçois un tout petit garçon qui trottine pendant que sa mère déneige le pare-brise de leur voiture. Il est comme Flocon, il regarde partout. Petit bonhomme avec, sur son bonnet, un pompon presque aussi gros que sa tête.

Je passe devant notre voisine qui ramène tout à Dieu. Lorsqu’il pleut, elle dit qu’Il pleure. Ce matin, elle doit penser qu’Il a des pellicules et qu’Il se secoue la tête au-dessus de notre pauvre monde. C’est dégueu, je préfère oublier l’image.

J’aime le bruit des pas dans la neige, le son étouffé par l’atmosphère ouatée, les lumières vives des feux rouges perdues dans cet océan blanc qui se confond avec le ciel. Même le quartier de la gare est plus sympathique, et c’est un exploit. Ils sont en train de le réhabiliter mais en attendant, avec les engins, c’est un parcours du combattant entre les flaques de boue géantes et les trottoirs défoncés. Les ouvriers démolissent les anciens immeubles en brique les uns après les autres. Celui au pied duquel je passe tous les matins est l’un des derniers à tenir encore debout. Il s’est vidé en fin d’année dernière. Juste avant les vacances de Noël, il y avait encore de la lumière aux fenêtres. Depuis le début de l’année, elles sont murées. Les bulldozers ont déjà presque fini d’abattre les bâtiments situés plus haut dans la rue. Il ne reste qu’un champ de ruines, des amoncellements de gravats et de poutrelles, repoussés par des pelleteuses qui remplissent des camions dans un vacarme épouvantable. Je n’aime pas ce qui change. Je me souviens encore de la boulangerie située à l’angle de la rue. C’est le premier endroit où je suis allée faire les courses toute seule. « Une baguette pas trop cuite, s’il vous plaît, et avec la monnaie, je voudrais des bonbons… » J’ai dû prononcer cette phrase des centaines de fois. La boulangerie n’existe plus. Même pas 20 ans et déjà l’impression d’être un fossile. Je parle comme mon grand-père ! Devant l’immeuble aux fenêtres murées, j’aperçois la silhouette du chef de chantier. Il est déjà là, seul. Il se tient bien droit face au bâtiment et regarde. Il réfléchit sûrement au meilleur moyen de le faire s’écrouler. Ça n’est pas le premier matin qu’il est là parce que je l’ai déjà remarqué. Je poursuis mon chemin.