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Je ne savais pas que les fossoyeurs attendent que l’on soit partis pour refermer la tombe. Je suis surprise que l’on puisse quitter l’endroit, laissant Léa seule et la fosse ouverte à tous les vents.

Une petite fille tient la main de sa maman. « J’ai faim ! » s’exclame-t-elle.

Je m’approche de ma mère, et même si je ne suis plus une petite fille, je lui prends la main.

— « On vit, on meurt, les gens pleurent, et après ils se demandent ce qu’ils vont manger. »

Elle me regarde, surprise.

— D’où connais-tu cette citation ?

— Je t’ai entendue en parler à papa. Vous aussi, quand vous étiez jeunes, vous avez perdu un ami de votre âge.

— Oui.

— L’histoire se répète.

— L’histoire se répète toujours, Camille. On a tous la même vie. C’est ce que tu décides de voir ou d’ignorer qui la rend unique.

— Le vieil homme qui t’avait appris la citation ne t’a pas dit de qui elle était ?

— Non, mais j’ai cherché. Il m’a fallu plus de quinze ans pour trouver et, sans Internet, je n’y serais sans doute jamais parvenue. C’est extrait d’un bouquin de Jack Higgins, un roman d’aventures, tout simple.

— Ça mériterait pourtant d’avoir été dit par quelqu’un de génial.

— Ce qui nous touche peut surgir de n’importe où. Pas besoin de génie. C’est la magie de la vie.

Les allées du cimetière sont vides. Je suis restée la dernière près de la fosse béante, près de Léa. Axel est avec moi. Élodie et Christophe ont décidé de réunir les proches chez eux, pour une sorte de buffet. Ils ont eu la gentillesse d’inviter notre bande, et même M. Rossi. Pour le moment, il marche seul dans une des allées parallèles. J’abandonne Axel quelques instants pour le rejoindre.

— Vous restez ce midi, n’est-ce pas ?

— Je ne veux pas déranger.

— Votre place est avec nous.

— C’est gentil.

J’ose lui avouer :

— Léa m’a raconté ce qui vous était arrivé…

Il s’arrête.

— Elle t’en a parlé ?

— Oui, elle m’a dit pour votre fils. Je suis désolée.

Il me désigne une allée sur l’aile droite.

— Thomas est là-bas. Tout le monde l’appelait Tom.

— C’est arrivé il y a longtemps ?

— Douze ans. J’y pense chaque jour, chaque fois que je vois l’un d’entre vous. Pour m’épargner cette douleur, j’aurais mieux fait d’être garagiste…

— C’est en mémoire de lui que vous donnez autant à vos élèves. Vous revoyez votre fils ?

— Non, Camille, je fais bien la différence. Mais son absence m’a appris le prix de la vie et celui du temps. Je te l’ai dit, trouver les réponses n’est pas le plus dur, c’est de vivre après les avoir découvertes qui est difficile.

— Vous n’avez jamais pensé à refaire votre vie ?

— Il n’y a rien à refaire. On ne peut rien effacer, il faut juste essayer de continuer.

— Ce qui est arrivé à Léa a dû vous faire beaucoup de mal…

— Léa, toi et votre joyeuse bande ne m’avez pas fait de mal. Le plus grand malheur, la pire des solitudes, c’est de n’être utile à personne. Et vous m’avez modestement permis de me mettre au service des seules choses qui valent la peine dans cette vie. Akshan Palany dirait que c’était ma mission. Traverser ces épreuves avec vous m’a sauvé.

69

— Mais où m’emmènes-tu comme ça ?

— Tu verras. Dépêche-toi, nous avons rendez-vous !

Axel pédale comme une brute et j’ai du mal à suivre. Nous roulons à vélo depuis le centre-ville. Ça faisait longtemps que je n’en avais pas fait. Demain, je ne serai même pas capable de tenir debout. Il devra me porter. L’idée de passer la journée dans ses bras me plaît bien. Cette séance de torture n’est peut-être pas une catastrophe, finalement.

Il fait un temps estival. Nous avons déjà dépassé le parc qui surplombe la ville et Axel m’entraîne sur l’autre versant de la colline. Je n’ai dû m’aventurer aussi loin qu’une fois ou deux dans toute ma vie. Il fonce sur les chemins qui serpentent entre les taillis et les étendues d’herbes hautes, et ça n’arrête pas de monter.

— Axel, je n’en peux plus…

— S’il te plaît, encore un effort, on est presque arrivés.

Il n’a rien voulu me dire du but de notre escapade. Je suis aussi décidée à ne pas le décevoir que curieuse de découvrir où il m’embarque. Je donne tout ce que j’ai et nous finissons par arriver sur un petit promontoire orienté au nord. De là, on domine la zone industrielle qui n’en finit pas de s’étendre, mais aussi la part de plaine agricole qui subsiste encore, et les vergers qui servent d’alibi « nature » à notre municipalité.

Sans même freiner, Axel saute de son vélo. L’engin termine sa course dans les herbes. Il se précipite vers moi, me soulève de ma selle et me serre contre lui. Il me fait peur et me fascine. Il a le même sourire que pendant le match de rugby dans la boue. Qu’est-ce qu’il est beau… Qu’est-ce qu’il mijote ?

— Viens, on ne peut pas être en retard.

C’est en me tenant la main qu’il m’entraîne au bord de la pente.

— Ici, c’est parfait.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques ?

De son sac à dos, il sort un paquet-cadeau et annonce :

— Ce n’est ni ta fête, ni ton anniversaire, et ça ne fait même pas six mois que l’on est ensemble, mais ce cadeau-là, je ne voulais l’offrir à personne d’autre qu’à toi. Ouvre, grouille-toi.

Bonjour le romantisme. À la vitesse où il va, on sera fiancés dans six minutes, mariés dans dix, je serai enceinte dans la foulée. Nos enfants vont faire leur première rentrée scolaire dans une heure. Quelle vie magnifique.

Je ne l’ai jamais vu excité comme ça. Qu’est-ce qu’il y a dans son paquet ? C’est trop gros pour une bague, mais trop petit pour le chapeau que l’on a vu tous les deux l’autre jour.

Je déballe… et je tombe sur une paire de jumelles. Même pas neuves.

« Interloquée » est le mot qui me décrit sans doute le mieux.

— Merci beaucoup, Axel, c’est très gentil… C’est un souvenir ? Un héritage ?

— Regarde là-bas, au pied des vergers.

— On a fait quinze kilomètres pour que je mate les vergers à la jumelle ?

— C’est ça. Vite.

Je me colle l’instrument sur les yeux. Je me dis que si ça se trouve, il a mis du cirage sur les œilletons et que je vais avoir la tronche d’un panda lorsque je vais les retirer. Tant pis, c’est pas grave. Je sais qu’il faut parfois laisser les hommes s’amuser. Je l’ai encore constaté avec Lucas hier soir, lorsqu’il s’est coincé le pied dans la bouche d’égout devant la maison parce qu’il avait parié avec un copain qu’il pouvait passer dedans en entier. Même Flocon le regardait, incrédule, et pourtant c’est un mâle lui aussi.

Je fais le point pour voir net, j’aperçois les arbres fruitiers. Toutes ces feuilles, ces branches… C’est tout simplement passionnant.

— Qu’est-ce que je suis censée voir ?

— Une voiture bleue.

Je balaye la zone.

— Je l’ai. Bravo, elle est superbe.

Je pose les jumelles et je plaisante :

— Merci, Axel, je suis tellement touchée de pouvoir partager ça avec toi. Je te jure, jamais je n’oublierai. Cette voiture, ces arbres… C’est un spectacle bouleversant. Ça valait la peine de me péter les jambes et de pédaler comme une fuyarde sous un bombardement pour voir ça…

— N’arrête pas de regarder !

Je m’exécute. Il demande :

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Des arbres verts. Une voiture bleue. C’est trop beau. Je vais pleurer. Il y a aussi un cycliste qui passe sur le chemin.