Léa habite dans un joli quartier pavillonnaire. Sa maison est ancienne, en meulière, elle a du charme et surtout, un vrai grenier aménagé. Son jardin est au moins deux fois plus grand que le nôtre. En ouvrant sa grille, le battant métallique racle le haut de la couche de neige et dessine un quart de cercle parfait. Mme Serben y verrait probablement un angle d’environ quarante-cinq degrés ou l’arc d’un cercle dont le périmètre est égal à deux fois le nombre Pi multiplié par le rayon. Percevoir le monde ainsi doit être terrible… Je regarde vers la maison et je découvre Léa à la fenêtre du salon. Elle me fait des grands signes. Elle m’attendait. Délicieux frisson de bonheur. Quoi de plus agréable que de voir ceux que vous aimez heureux de votre arrivée ? Elle sourit, son visage baigné de la chaude lumière qui l’entoure. Alors que j’arrive à la porte d’entrée, je reçois une boule de neige en plein dans le dos. Je me retourne. C’est Christophe, le père de Léa, qui, sur le seuil du garage, rit de son mauvais coup.
— Salut Camille !
— Bonjour !
Ce n’est pas mon père qui ferait ce genre de choses. Pourtant, avant qu’il ne change de travail, on s’amusait bien ensemble.
Aux abords du lycée, c’est une joyeuse cohue. Entre les voitures ou les scooters qui dérapent, et ceux du collège qui chahutent à coups de boules de neige partout, on a du mal à se frayer un chemin. Avec Léa, on se dépêche pour éviter les projectiles qui pleuvent. Près du grand portail, j’aperçois des garçons de notre classe qui jouent avec les plus petits. Je propose à Léa :
— J’irais bien m’éclater avec eux… Tu viens ?
— J’ai déjà froid. Ils vont m’en mettre dans le cou et j’ai pas envie.
Sur le muret, je ramasse quand même de la neige et je vise Léo. Il est touché à l’épaule et identifie aussitôt l’origine du tir. Pourquoi ai-je tiré sur le seul qui se prend pour une machine de guerre ? La contre-attaque est sévère. Et il y a un dommage collatéral : les petits se sont rendu compte que j’étais entrée dans leur jeu et, trop contents d’avoir une nouvelle cible, ils s’en prennent aussi à moi. Léa fuit vers le hall pour se mettre à l’abri.
— Bonne chance, ma vieille ! me crie-t-elle en cherchant son souffle. Fallait pas les provoquer !
Les collégiens me chargent. J’hésite à m’enfuir, mais je n’arriverai jamais à leur échapper. Je dois faire face. J’attrape le premier qui arrive et je décide d’en faire un exemple. Je le roule dans la neige et je le chatouille en lui faisant manger une poignée de flocons. Il est mort de rire et appelle ses copains à la rescousse. Petits monstres ! Ils sont solidaires ! Sentant que je ne vais pas pouvoir résister à la horde qui rapplique, Léo, Malik et Clément se rangent à mes côtés. J’en fais tomber un deuxième et je lui frictionne la figure avec de la neige. Il se tortille en suppliant :
— Pitié, madame !
Madame ? Mais quel âge croit-il que j’ai ? Je suis sciée. C’est la première fois de ma vie qu’on m’appelle madame ! Profitant de ma stupeur, il se sauve à quatre pattes, le dos à l’air. Dois-je lui dire de se couvrir ou que je vais le tuer ? Face à nous, la cavalerie du collège déferle. Mes copains ont beau faire écran, c’est un véritable déluge de boules parfois bien tassées qui s’abat sur moi. Je ne vois plus rien. J’ai de la neige dans les yeux. En titubant, je recule, et je percute Dorian qui tente de rallier le hall.
— Vous jouez comme des bébés, siffle-t-il. Vous êtes ridicules. Si vous ne voulez pas grandir, fallait rester en 6e…
Je m’essuie les yeux, désemparée. Il est déjà loin, secouant la tête avec mépris. Les boules pleuvent toujours mais ce crétin m’a gâché mon envie de rire. Pourquoi n’aurait-on plus le droit de jouer quand on grandit ? Pourquoi faudrait-il renoncer à ces joies simples pour rentrer dans des codes et se prendre au sérieux ? Qu’est-ce qui est le plus débile : jouer à la neige ou s’extasier sur une application de téléphone aussi futile que payante ?
Une grappe de petits suspendue à ses épaules, Clément s’écroule à mes pieds.
— Aide-moi, Camille ! Fais-leur bouffer de la neige !
Je n’arrive pas à bouger. Quand je me pose des questions, je ne parviens plus à m’amuser. Ça sonne. Comme une nuée de moineaux, les collégiens disparaissent vers leurs bâtiments. On reste entre nous, un peu hébétés. Léo secoue la neige de son blouson. Malik se plie en deux pour faire tomber la boule glacée qu’il a dans le cou. C’était bien. À part l’autre abruti qui passe sa vie à dézinguer ceux qui l’entourent, c’était vraiment bien. Les rares fois où l’on arrive à tout oublier, à se laisser aller dans l’instant, personne ne devrait avoir le droit de vous agresser.
6
Dans le hall, Axel me rattrape :
— Qu’est-ce qu’il t’a dit, l’autre crétin ?
— Rien. Ne t’inquiète pas.
— J’ai bien vu que ça t’avait rendue triste. Il a encore craché son venin ?
— Il a dit qu’on était des bébés parce qu’on jouait à la neige…
— Laisse tomber. C’est vraiment une petite ordure. Son seul moyen d’exister, c’est de démolir. Je vais aller lui dire deux mots.
Je le retiens par le bras.
— Non, Axel, c’est inutile. Je te promets. C’est gentil mais je n’ai pas envie que tu t’énerves pour ça. C’est à moi d’apprendre à relativiser…
Il me pose la main sur l’épaule en signe de réconfort.
J’ai mis longtemps à comprendre ce qui rend Axel si particulier. Évidemment, le fait qu’il soit plutôt beau garçon pèse certainement, mais ce n’est pas l’essentiel. Cela se joue plutôt au niveau de sa personnalité. Je l’ai toujours senti, mais je ne l’ai vraiment compris que l’année dernière. Et depuis, je l’observe, et cela se vérifie à mes yeux chaque jour. Les autres filles lui tournent autour parce qu’il est beau gosse. Vanessa le couve du regard, d’autres papillonnent devant lui. Au début, j’ai eu peur de n’être qu’une de plus. Je les entendais en parler, « flasher sur ses yeux », le trouver « trop rassurant », j’en passe et des plus gratinées. Ce n’est pas ce qui me touche le plus chez lui. Il m’a fallu aller au-delà de cette image séduisante pour découvrir ce qui lui donne sa vraie valeur. Il ferait une tête de moins et il aurait un regard de tourteau qu’il m’impressionnerait quand même. Son charme à mes yeux se résume à une seule phrase : Axel dégage l’énergie de ceux qui ont quelque chose à faire. Cela peut paraître simple, mais c’est rare. La plupart des garçons se donnent des airs, un style, ils se la jouent. Lui non. Il n’est jamais dans une attitude. À côté, tous ceux qui s’arrangent pour qu’on voie leur caleçon, pour qu’on entende la musique qu’ils écoutent ou qui se mettent du gel ont l’air de petits clowns. Chaque fois qu’Axel fait quelque chose, on sent que c’est parce qu’il l’a décidé. Il y a ceux qui font comme les autres, et il y a les autres. Il appartient définitivement à la seconde catégorie. Lui se moque du regard d’autrui, il n’a que faire des jugements ou des modes. Quand il donne un avis, il est clair que c’est parce qu’il a réfléchi. Lorsqu’il vous parle, il vous regarde bien en face, et c’est d’ailleurs assez difficile à soutenir. Il ne dit jamais plus que ce qu’il veut dire. Il ne sourit jamais par principe, il ne fait jamais semblant. Je trouve cela très beau. J’ai toujours eu un faible pour Axel. Léa aussi. Par respect l’une envers l’autre, on a décidé qu’aucune de nous ne tenterait jamais rien avec lui. Nous n’en avons parlé qu’une seule fois, il y a deux ans. J’avais fait un cauchemar horrible : Léa venait de se marier avec Axel. Ils se tenaient tous les deux sous le porche de la mairie. Souriants, beaux, amoureux. Le riz pleuvait sur eux, et moi j’étais cachée dans le jardin public, à les espionner en pleurant toutes les larmes de mon corps. J’en voulais à Léa, j’en voulais à Axel. Depuis, Léa et moi évitons pudiquement le sujet, mais je n’arrive pas à m’empêcher de le regarder. J’ai toujours peur que Léa me surprenne ou lise ce que mes yeux doivent dire. Je ne voudrais pour rien au monde qu’une histoire d’amour abîme notre amitié. Alors j’en suis réduite à considérer Axel comme un ami, un vrai, et pour longtemps j’espère. Pourtant, je me dis que si un jour je devais faire ma vie avec un garçon, j’aimerais bien qu’il lui ressemble. J’aime son indépendance. Je ne l’ai jamais vu se laisser embarquer par les autres. Il a un téléphone mais il n’envoie jamais de textos. Il n’est sur aucun réseau social. Il ne va pas souvent aux fêtes. Quand ses potes se mettent à parler jeux vidéo, chaussures ou vêtements, il s’éloigne. Et soudain, il semble dans un autre monde. Axel ne dit jamais rien de sa vie hors de l’école. Il n’invite personne chez lui. Il a des notes plutôt bonnes mais je sais qu’il travaille dur pour ça. Je n’ai jamais osé lui poser des questions sur son quotidien, sa famille, ses passions, et pourtant, elles se bousculent dans ma tête. Je crois qu’il m’aime bien.