Mario et Esther sont retournés vers le village. Tout le long du chemin, à travers les hautes herbes, ils n’ont rien dit, attentifs seulement à ce qui se trouvait sous leurs pieds. Quand ils sont arrivés sur la route, Esther a demandé : « Tu ne les tues jamais ? » Mario s’est mis à rire. « Si, si, je sais les tuer aussi. » Il a pris un petit bâton au bord du chemin, et il lui a montré comment il faut faire, en donnant un coup sec sur le cou du serpent, près de la tête. Esther a demandé encore : « Et là, tu aurais pu les tuer ? » Mario a eu une expression étrange. Il a secoué la tête. « Non, là, je ne pouvais pas. C’était mal de les tuer. »
C’était pour cela qu’Esther aimait bien Mario. Un jour, au lieu de lui raconter des histoires, il lui avait raconté un peu sa vie, par bribes. Avant la guerre, il était berger, du côté de Valdieri. Il n’avait pas voulu partir à la guerre, il s’était caché dans la montagne. Mais les fascistes avaient tué tous ses moutons et son chien, et Mario était entré dans le maquis.
Maintenant, Esther avait des faux papiers. Un après-midi, des hommes étaient venus, avec Mario, dans la cuisine, et ils avaient mis sur la table les cartes d’identité pour tout le monde, pour Esther, pour son père et sa mère, pour Mario aussi. Esther avait regardé longuement le bout de carton jaune qui portait la photo de son père. Elle avait lu les mots écrits :
Nom : JAUFFRET. Prénoms : Pierre, Michel
Né le : 10 avril 1910 À : Marseille (Bouches-du-Rhône)
Profession : Commerçant
Signalement :
Nez : dos : rectiligne.
Base : moyenne
Dimension : moyenne
Forme générale du visage : long
Teint : clair
Yeux : verts
Cheveux : châtains
Puis la carte de sa mère, au nom de : LEROY épouse JAUFFRET, prénoms : Madeleine, née le 3 février 1912 à Pontivy (Morbihan), sans profession. Et la sienne propre, JAUFFRET Hélène, née le 22 février 1931, à Nice (Alpes-Maritimes), sans profession, signalement Nez : dos : rectiligne, base : moyenne, dimension : moyenne, forme générale du visage : ovale, teint clair, yeux : verts, cheveux : noirs.
Les hommes parlaient longtemps, autour de la table, leurs visages éclairés de façon fantastique par la lumière de la lampe à pétrole. Esther essayait d’écouter ce qu’ils disaient, sans comprendre, comme si c’étaient des voleurs en train de préparer un méfait. Elle regardait le visage large de Mario, ses cheveux rouges, ses yeux étroits et obliques, et elle se disait qu’il rêvait peut-être aux vipères dans les champs d’herbes, ou aux lièvres qu’il attrapait dans ses pièges, les nuits de pleine lune.
Quand les hommes parlaient avec son père, il y avait toujours un nom qui revenait, un nom qu’elle ne pouvait pas oublier, parce qu’il résonnait bien, comme le nom d’un héros des livres d’histoire de son père : Angelo Donati. Angelo Donati avait dit ceci, fait cela, et les hommes approuvaient. Angelo Donati avait préparé un bateau à Livourne, un grand bateau à voile et à moteur qui emmènerait tous les fugitifs, qui les sauverait. Le bateau traverserait la mer et conduirait les Juifs à Jérusalem, loin des Allemands. Esther écoutait cela, allongée par terre sur les coussins qui servaient de lit à Mario, et elle s’endormait à moitié en rêvant au bateau d’Angelo Donati, au long voyage à travers la mer jusqu’à Jérusalem. Alors Elizabeth se levait, elle entourait Esther de ses bras, et ensemble elles marchaient jusqu’à la petite chambre en alcôve, où se trouvait le lit d’Esther. Avant de dormir, Esther demandait : « Dis, quand est-ce qu’on partira sur le bateau d’Angelo Donati ? Quand est-ce qu’on ira à Jérusalem ? » La mère d’Esther l’embrassait, elle lui disait en plaisantant, mais à voix basse, avec l’inquiétude dans sa gorge : « Allons, dors, ne parle jamais d’Angelo Donati, à personne, tu comprends ? C’est un secret. » Esther disait : « Mais c’est vrai que le bateau va emmener tout le monde à Jérusalem ? » Elizabeth disait : « C’est vrai, et nous aussi nous partirons, peut-être, nous irons à Jérusalem. » Esther gardait les yeux ouverts dans le noir, elle écoutait le bruit des voix qui résonnaient sourdement dans la petite cuisine, le rire de Mario. Puis les pas s’éloignaient au-dehors, la porte se refermait. Quand son père et sa mère se couchaient dans le grand lit, à côté d’elle, et qu’elle entendait le bruit de leur respiration, elle s’endormait.
C’était déjà la fin de l’été, avec les pluies, chaque après-midi, et le bruit de l’eau qui ruisselait sur les toits et dans tous les caniveaux. Le matin, le soleil brillait au-dessus des montagnes, et Esther prenait à peine le temps de boire son bol de lait pour être plus vite dehors. Sur la place, devant la fontaine, elle attendait Tristan, et avec les autres enfants ils descendaient en courant par la rue du ruisseau jusqu’à la rivière. L’eau du Boréon était à peine troublée par les pluies, violente, froide. Les garçons restaient en bas, et Esther remontait avec les autres filles, jusqu’à l’endroit où le torrent cascade entre les blocs de pierre. Elles se déshabillaient dans les buissons. Comme la plupart des filles, Esther se baignait en culotte, mais il y en avait, comme Judith, qui n’osaient pas enlever leur combinaison. Ce qui était bien, c’était d’entrer dans l’eau là où le courant était le plus fort en s’agrippant aux rochers, et de laisser l’eau couler le long de son corps. L’eau lisse descendait, pesait sur les épaules et sur la poitrine, glissait sur les hanches et le long des jambes, en faisant son bruit continu. Alors on oubliait tout, l’eau froide vous lavait jusqu’au plus profond, vous débarrassait de tout ce qui vous gênait, vous brûlait. Judith, l’amie d’Esther (ce n’était pas vraiment son amie, pas comme Rachel, mais elles étaient assises à côté dans la classe de M. Seligman), avait parlé du baptême qui efface les fautes. Esther pensait que ça devait être ainsi, une rivière lisse et froide qui coulait sur vous et vous lavait. Quand Esther sortait du torrent, au soleil, et qu’elle restait debout sur la roche plate en titubant, elle avait l’impression d’être neuve, et que tout le mal et toute la colère avaient disparu. Ensuite elles redescendaient là où étaient les garçons. Ils avaient fouillé en vain les trous du torrent à la recherche d’écrevisses, et pour se venger de n’avoir rien pêché, ils envoyaient de l’eau sur les filles.