Alors on s’asseyait tous sur une grande roche plate, au-dessus du torrent, et on attendait en regardant l’eau. Le soleil montait dans le ciel encore sans nuages. La forêt de bouleaux et de châtaigniers s’éclairait. Il y avait des guêpes irritées qui tournaient, attirées par les gouttes d’eau accrochées dans les cheveux, sur la peau nue. Esther faisait attention à chaque détail, à chaque ombre. Elle regardait avec un soin presque douloureux tout ce qui était près ou lointain, la ligne de crête des Caïres sur le ciel, les pins hérissés au sommet des collines, les herbes épineuses, les pierres, les moucherons suspendus dans la lumière. Les cris des enfants, les rires des filles, chaque mot résonnait en elle bizarrement, deux ou trois fois, comme les aboiements des chiens. Ils étaient étrangers, incompréhensibles, Gasparini avec son visage rouge, ses cheveux coupés court, ses épaules larges d’homme, et les autres, Maryse, Anne, Bernard, Judith, maigres dans leurs habits mouillés, avec leur regard caché par l’ombre des orbites, leurs silhouettes à la fois fragiles et lointaines. Tristan, lui, n’était pas comme les autres. Il était si gauche, il avait un regard si doux. Maintenant, quand ils allaient se promener autour du village, Esther tenait sa main. Ils jouaient à être amoureux. Ils descendaient jusqu’au torrent, et elle l’entraînait vers la gorge, en sautant de roche en roche. C’était cela qu’elle savait le mieux faire dans sa vie, pensait-elle : courir à travers les rochers, bondir légèrement en calculant son élan, choisir le passage en un quart de seconde. Tristan voulait la suivre, mais Esther était trop rapide pour lui. Elle bondissait si vite que personne n’aurait pu la suivre. Elle sautait sans réfléchir, pieds nus, ses espadrilles à la main, puis elle s’arrêtait pour écouter la respiration haletante du garçon qui n’arrivait pas à la suivre. Quand elle avait remonté très loin le torrent, elle s’arrêtait au bord de l’eau, cachée par un bloc de rocher, et elle guettait tous les bruits, les craquements, les vibrations des insectes, qui se mêlaient au fracas du courant. Elle entendait des chiens aboyer très loin, puis la voix de Tristan, qui criait son nom : « Hélène ! Hé-lè-ne !.. » Ça lui plaisait de ne pas répondre, de rester blottie à l’abri du rocher, parce que c’était comme si elle était maîtresse de sa vie, qu’elle pouvait décider de tout ce qui lui arriverait. C’était un jeu, mais elle n’en parlait à personne. Qui aurait compris cela ? Quand Tristan était enroué à force de crier, il redescendait le torrent, et Esther pouvait quitter sa cachette. Elle escaladait la pente, jusqu’au sentier, et elle arrivait jusqu’au cimetière. Là, elle faisait de grands gestes et elle criait, pour que Tristan la voie. Mais quelquefois, elle retournait toute seule au village, et elle rentrait chez elle, elle se jetait sur son lit, la figure dans l’oreiller, et elle pleurait. Elle ne savait pas pourquoi.
C’était la fin, le plus brûlant de l’été, quand les champs d’herbes devenaient jaunes, et que les chaumes fermentaient au bout des champs, avec une chaleur âcre. Esther est allée au plus loin, seule, passé l’endroit où les bergers enfermaient les bestiaux pendant l’hiver, des huttes de pierre sèche sans fenêtre, des caves voûtées pareilles à des grottes.
Tout à coup, les nuages sont apparus, éteignant la lumière comme si une main géante s’était ouverte dans le ciel. Esther est allée si loin qu’elle se croyait perdue, comme dans les rêves, quand son père disparaissait dans les champs d’herbes hautes. Ça n’était pas vraiment terrifiant, cette impression d’être perdue, à l’entrée des gorges, dans l’intérieur sombre de la montagne. Cela faisait frissonner, à cause des histoires de loups. Mario avait raconté les loups qui marchaient dans la neige, l’hiver, en Italie, les uns derrière les autres, et qui descendaient dans les vallées pour arracher des agneaux, des chevreaux. Mais c’était peut-être le vent de la pluie qui faisait frissonner Esther. Debout sur un rocher, au-dessus des broussailles, elle voyait les nuages gris qui couvraient les flancs des montagnes, qui remontaient la vallée étroite. Le rideau avalait les parois rocheuses, les forêts, les blocs de pierre. Le vent s’est mis à souffler fort, un froid coupant après la chaleur des herbes fermentées. Esther a commencé à courir pour essayer de retourner jusqu’aux huttes de bergers avant la pluie. Mais déjà les gouttes glacées, épaisses, frappaient la terre. C’était la vie qui se vengeait, qui rattrapait le temps qu’Esther avait volé dans ses cachettes. Elle courait, et son cœur battait très fort dans sa poitrine.
La bergerie était immense, comme une grotte. Elle formait un long tunnel à l’intérieur de la montagne. Sur le plafond obscur, il y avait des chauves-souris. Esther s’est blottie dans l’entrée à demi barrée par un massif de ronces. Maintenant que la pluie tombait, Esther se sentait plus calme. Les éclairs brillaient dans les nuages. L’eau a commencé à ruisseler le long de la colline, en faisant de grands ruisseaux rouges. Bientôt M. Seligman allait rouvrir les portes de l’école, les journées seraient de plus en plus courtes, et la neige tomberait sur les montagnes. Esther pensait à cela en regardant la pluie tomber et les ruisseaux couler vers le bas. Elle pensait qu’on allait vers autre chose, qu’on ne savait pas.
Ces jours-là, les derniers jours, les gens n’étaient plus les mêmes. Ils avaient une sorte de hâte, quand ils parlaient, quand ils bougeaient. C’étaient surtout les enfants qui avaient changé. Ils étaient impatients, irritables, quand ils jouaient, quand ils allaient pêcher ou se baigner dans le torrent, quand ils couraient sur la place. Gasparini a dit à nouveau : « Les Allemands vont venir bientôt, ils emmèneront tous les Juifs. » Il a dit cela comme une certitude, et Esther a senti sa gorge se serrer encore une fois, parce que c’était cela que le temps apportait, et qu’elle voulait empêcher. Elle a dit : « Alors, moi aussi, ils m’emmèneront. » Gasparini l’a regardée avec attention : « Si tu as des faux papiers, ils ne t’emmèneront pas. » Il a dit : « Hélène, ce n’est pas un nom juif. » Esther a dit tout de suite, sans crier, froidement : « Je ne m’appelle pas Hélène. Je m’appelle Esther. C’est un nom juif. » Gasparini a dit : « Si les Allemands arrivent, il faudra te cacher. » Pour la première fois, il avait l’air troublé. Il a dit aussi : « Si les Allemands arrivent, je te cacherai dans la grange. »