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Sur la place, les garçons parlaient à propos de Rachel. Quand Esther s’est approchée, ils l’ont repoussée avec des bourrades : « Va-t’en ! Toi, tu es trop petite ! » Mais Anne savait de quoi ils parlaient, parce qu’il y avait son frère aîné dans le groupe. Elle les avait entendus dire qu’ils avaient vu où le capitaine Mondoloni allait, avec Rachel, dans une vieille grange, de l’autre côté du pont, près de la rivière. C’était midi, mais au lieu d’aller déjeuner, Esther a couru sur la route jusqu’au pont, puis à travers champs vers la grange. Quand elle est arrivée, elle a entendu les cris des corbeaux dans le silence, et elle a cru que les garçons avaient raconté une histoire. Mais quand elle s’est approchée de la vieille grange, elle les a vus qui étaient embusqués derrière des buissons. Il y avait plusieurs garçons, des grands, et des filles aussi. La grange était bâtie à cheval sur deux terrasses, en contrebas de la route. Esther est descendue le long du talus, sans faire de bruit, jusqu’à la grange. Trois garçons étaient allongés dans l’herbe, et ils regardaient à l’intérieur de la grange par une ouverture en haut du mur, juste sous le toit. Quand Esther est arrivée, ils se sont relevés, et ils ont commencé à la battre, sans dire un mot. Ils lui ont donné des coups de pied et des coups de poing, pendant que l’un d’eux la maintenait par les bras. Esther se débattait, les yeux pleins de larmes, sans crier. Elle a essayé de faire une clef au cou de celui qui la tenait, et il s’est reculé en titubant. Le garçon reculait, avec Esther agrippée de toutes ses forces à son cou, pendant que les autres la bourraient de coups dans le dos pour lui faire lâcher prise. À la fin, elle est tombée par terre, les yeux voilés par un nuage de sang. Les garçons ont remonté le talus et se sont sauvés sur la route. Puis la porte de la grange s’est ouverte, et à travers le nuage rouge, Esther a vu Rachel qui la regardait. Elle avait sa belle robe claire, le soleil faisait briller ses cheveux comme du cuivre. Puis le capitaine est sorti derrière elle, en rajustant ses habits. Il avait son revolver à la main. Quand il a vu Esther sur le talus, et les garçons qui s’enfuyaient, il a éclaté de rire, et il a dit quelque chose en italien. À ce moment, Rachel s’est mise à crier, elle aussi, avec une drôle de voix aiguë et vulgaire qu’Esther ne reconnaissait pas. Elle montait la pente du talus, avec sa chevelure étincelante, et elle ramassait des cailloux et elle les lançait maladroitement vers les garçons qui s’enfuyaient, sans arriver à les atteindre. La douleur empêchait Esther de se relever. Elle a commencé à remonter le talus en rampant, cherchant désespérément un trou pour se cacher, pour arrêter la honte et la peur. Mais Rachel est venue, elle s’est assise dans l’herbe à côté d’elle, elle a caressé ses cheveux et son visage, elle disait avec une drôle de voix enrouée à force d’avoir crié : « Ce n’est rien, ma chérie, c’est fini… » Alors elles sont restées seules sur la pente d’herbe, au soleil. Esther tremblait de froid et de fatigue, elle regardait la lumière dans les cheveux rouges de Rachel, elle sentait l’odeur de son corps. Ensuite, elles sont descendues jusqu’au torrent, et Rachel l’a aidée à laver soigneusement sa figure où le sang avait gercé. Esther était si fatiguée qu’elle a dû s’appuyer sur Rachel pour remonter la pente, jusqu’au village. Elle aurait voulu qu’il pleuve maintenant, que la pluie ne cesse pas de tomber jusqu’à l’hiver.

C’est le soir qu’Esther a appris la mort de Mario. Dans la nuit, il y a eu les coups légers frappés à la porte, et le père d’Esther a fait entrer des hommes, un Juif nommé Gutman et deux hommes qui venaient de Lantosque. Esther est sortie de son lit, elle a entrebâillé la porte de la chambre, les yeux plissés à cause de la lumière de la cuisine. Elle est restée dans l’encadrement de la porte, à regarder les hommes en train de chuchoter autour de la table, comme s’ils parlaient à la lampe à huile, Elizabeth était assise avec eux, elle aussi regardait la flamme de la lampe, sans rien dire. Esther a tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de grave. Quand les trois hommes sont repartis dans la nuit, le père d’Esther l’a vue, debout en chemise de nuit dans l’encadrement de la porte, et il lui a dit d’abord, presque durement : « Qu’est-ce que tu fais là ? Retourne au lit ! » Puis il est venu jusqu’à elle, il l’a serrée dans ses bras, comme s’il regrettait d’avoir crié. Elizabeth s’est approchée, avec des larmes qui coulaient de ses yeux. Elle a dit : « C’est Mario qui est mort. » Son père a raconté ce qui s’était passé. C’étaient juste des mots, et pourtant, pour Esther, ils n’en finissaient pas, c’était une histoire qui recommençait sans cesse, comme dans les rêves. Cet après-midi, pendant qu’Esther descendait la route vers la grange abandonnée, là où Rachel avait rendez-vous avec le capitaine Mondoloni, Mario marchait dans la montagne, son sac à dos rempli de plastic et de crayons détonateurs à retardement, et aussi des cartouches de tolamite, pour rejoindre le groupe qui allait faire sauter la ligne électrique de Berthemont, où les Allemands venaient d’installer leur quartier général. Le soleil brillait sur les herbes, là où Esther marchait vers la grange abandonnée, et au même moment Mario avançait tout seul dans les champs, au pied des montagnes, et sûrement en marchant il sifflait doucement les vipères, selon son habitude, et il regardait le même ciel qu’elle, il entendait les mêmes cris des corbeaux. Mario avait les cheveux aussi rouges que ceux de Rachel, Rachel debout au soleil, avec sa robe claire dégrafée dans le dos, ses épaules blanches qui luisaient au soleil, si vivantes, si attirantes. Mario aimait bien Rachel, c’est lui-même qui l’avait dit un jour à Esther, et quand il s’était confié, il avait rougi, c’est-à-dire qu’il était devenu écarlate, et Esther avait éclaté de rire à cause de la couleur de ses joues. Il avait dit à Esther que, quand la guerre serait finie, il emmènerait Rachel danser le samedi, et Esther n’avait pas eu le courage de lui dire la vérité, que Rachel n’aimait pas les gens comme lui, qu’elle aimait les officiers italiens, qu’elle dansait avec le capitaine Mondoloni, et que les gens disaient qu’elle était une putain, et qu’on lui couperait les cheveux quand la guerre serait finie. Mario allait porter le sac d’explosifs aux hommes du maquis, du côté de Berthemont, il marchait vite à travers les champs pour arriver avant le soir, parce qu’il voulait retourner dormir à Saint-Martin cette nuit-là. Quand les trois hommes avaient frappé à la porte, c’est pour cela qu’Esther s’était levée, parce qu’elle croyait que c’était Mario. Esther glissait à travers l’herbe dure, vers la grange en ruine. Dans la grange chaude et humide, Rachel était couchée contre le capitaine, et lui, l’embrassait sur la bouche, dans le cou, partout. C’étaient les filles qui racontaient cela, mais elles n’avaient rien vu du tout, parce que la grange était trop noire. Seulement, elles avaient écouté les bruits, les soupirs, le froissement des vêtements. Alors, quand ils avaient fini de battre Esther, les garçons s’étaient sauvés en courant jusqu’à la route, ils avaient disparu, et elle se traînait dans l’herbe, sur le talus, avec ce nuage rouge devant les yeux. Et c’est à ce moment-là qu’elle avait entendu le bruit de l’explosion, là-bas, très loin, au fond de la vallée. C’était pour cela que le capitaine était sorti de la grange, son revolver à la main, parce que lui aussi, il avait entendu l’explosion. Mais Esther n’y avait pas fait attention, parce que au même instant, Rachel était debout devant la grange, avec sa chevelure rouge qui luisait comme une crinière, et elle criait ses insultes aux garçons, et elle s’asseyait à côté d’Esther. Et le capitaine s’était mis à rire, et il était parti sur la route, pendant que Rachel s’asseyait dans l’herbe, pour caresser les cheveux d’Esther. Il y avait eu une seule explosion, si terrible qu’Esther sentait ses tympans s’enfoncer. Quand les hommes du maquis étaient arrivés, ils n’avaient vu qu’un grand trou dans l’herbe, un trou béant aux bords brûlés qui sentait la poudre. En cherchant dans les herbes, alentour, ils avaient trouvé aussi une touffe de cheveux rouges, et c’est comme cela qu’ils avaient su que Mario était mort. C’est tout ce qui restait de lui. Rien qu’une touffe de cheveux rouges. Maintenant, Esther pleurait dans les bras de son père. Elle sentait les larmes qui débordaient de ses yeux et coulaient sur ses joues, le long de son nez et de son menton, qui dégoulinaient sur la chemise de son père. Lui disait des choses à propos de Mario, de tout ce qu’il avait fait, de son courage, mais Esther ne pleurait pas vraiment à cause de cela. Elle ne savait pas pourquoi elle pleurait. Peut-être que c’était à cause de tous ces jours passés à courir à travers les herbes, au soleil, de toutes ces fatigues, et aussi à cause de la musique de M. Ferne. Peut-être à cause de l’été qui finissait de brûler, les moissons, et le chaume qui pourrissait, les nuages noirs qui s’accumulaient chaque soir et la pluie qui tombait avec des gouttes froides, qui faisait naître les ruisseaux rouges et qui ravinait la montagne. Elle était si fatiguée. Elle voulait dormir, tout oublier, être ailleurs, être quelqu’un d’autre, avec un autre nom, un vrai, pas un nom inventé sur une carte d’identité. C’est sa mère qui l’a prise dans ses bras, qui l’a emmenée lentement, vers l’alcôve obscure où était le lit. Son front brûlait, elle grelottait comme si elle avait la fièvre. D’une voix rauque, risible, elle a demandé : « Quand est-ce que le bateau d’Angelo Donati va partir ? Quand est-ce qu’il va nous emmener à Jérusalem ? » Elizabeth murmurait, comme une chanson : « Je ne sais pas, mon amour, ma vie, dors maintenant. » Elle s’asseyait sur le lit à côté d’Esther, elle lui caressait les cheveux comme quand elle était petite. « Parle-moi de Jérusalem, s’il te plaît. » Dans le silence de la nuit, la voix d’Elizabeth murmurait, répétait la même histoire, celle qu’Esther entendait depuis qu’elle comprenait les paroles, le nom magique qu’elle avait appris sans le comprendre, la ville de lumière, les fontaines, la place où se rejoignaient tous les chemins du monde, Eretzraël, Eretzraël.