Au fond de la gorge, tout était mystérieux, nouveau, inquiétant. Jamais Tristan n’avait ressenti cela auparavant. Au fur et à mesure qu’il remontait le torrent, les rochers devenaient de plus en plus grands, de plus en plus noirs, en chaos comme si un géant les avait jetés du haut des montagnes. La forêt aussi était sombre, elle descendait presque jusqu’à l’eau, et dans les creux des pierres vivaient des fougères et des ronces, emmêlées, empêchant le passage, pareilles à des animaux. Ce matin, Tristan a suivi Esther plus loin encore. Le groupe des garçons et des filles était resté à l’entrée des gorges. Pendant un moment Tristan a entendu leurs cris, leurs appels, puis leurs voix ont été recouvertes par le bruit de l’eau qui cascadait entre les rochers. Au-dessus de la vallée, le ciel était d’un bleu total, une couleur dure et tendue qui faisait mal aux yeux. Tristan a suivi Esther dans la gorge, sans l’appeler, sans rien dire. C’était un jeu, et pourtant il sentait son cœur battre plus vite, comme si c’était vrai, comme si c’était une aventure. Il sentait la pression de son sang dans les artères de son cou, dans ses oreilles. Ça faisait un tremblement bizarre, qui résonnait dans la terre aussi, qui s’unissait à la vibration de l’eau du torrent. Dans la gorge, l’ombre était froide, mais quand Tristan respirait, l’air déchirait l’intérieur de son corps, sifflait comme par une fenêtre, par une brèche dans la montagne. C’était pour cela que tout était si nouveau, ici, mystérieux et inquiétant. C’était un endroit comme il n’en avait jamais imaginé, même en écoutant sa mère lui lire des livres, le Cinquième voyage de Sinbad le Marin, quand il arrive près de l’île déserte où vivent les rocs.
C’était au fond de lui, une douleur, un vertige, il ne comprenait pas bien. Peut-être que ça venait du ciel trop bleu, du fracas du torrent où s’engloutissaient tous les autres bruits, ou bien des arbres noirs suspendus au-dessus de la vallée. Au fond du ravin, l’ombre était froide, Tristan sentait l’odeur étrange de la terre. Les feuilles mortes pourrissaient entre les rochers. Sous ses pas, il y avait des marques où bouillonnait une eau noire.
Devant lui, par instants, fuyait la silhouette légère de la jeune fille. Elle bondissait de roche en roche, disparaissait dans les creux, reparaissait plus loin. Tristan aurait voulu l’appeler, crier son nom : « Hélène !.. » comme faisaient les autres garçons, mais il ne pouvait pas. C’était un jeu, il fallait bondir parmi les rochers, le cœur battant, le regard aux aguets, cherchant chaque recoin d’ombre, devinant les traces.
À mesure qu’ils remontaient le torrent, les gorges devenaient plus étroites. Les blocs de pierre étaient énormes, sombres, usés par l’eau. C’était comme si la lumière du soleil y restait enfermée. Ils semblaient des animaux gigantesques, pétrifiés, autour desquels l’eau du torrent tourbillonnait. Au-dessus d’eux, les parois de la gorge étaient couvertes d’une forêt épaisse, noire. Tout était sauvage. Tout disparaissait, était emporté, lavé par l’eau du torrent. Il ne restait que ces pierres, ce bruit d’eau, ce ciel cruel.
Il a rejoint Esther au centre d’un cercle de rochers sombres, où l’eau du torrent formait un bassin. Elle était accroupie au bord de l’eau, elle lavait ses bras. Puis, avec des gestes rapides, elle a enlevé sa robe et elle a plongé dans le bassin, non pas les pieds d’abord comme font habituellement les filles, mais tête la première, en se bouchant le nez. L’éclat de la lumière sur son corps très blanc a fait tressaillir Tristan. Il est resté en haut des rochers, sans bouger, épiant Esther qui nageait. Elle avait une façon bien particulière de nager, jetant un bras par-dessus sa tête, et disparaissant sous l’eau. Quand elle est arrivée à l’autre bout du bassin, elle a relevé la tête et elle a fait signe à Tristan de la rejoindre.
Après une hésitation, Tristan s’est déshabillé maladroitement entre les rochers, et il est entré à son tour dans l’eau glacée. Le torrent descendait lentement le bassin, dans un bruit de cataracte. Tristan a nagé de toutes ses forces vers l’autre bord, en avalant beaucoup d’eau.
Sur l’autre bord du bassin, il y avait un grand rocher qui dominait la gorge. Esther est sortie de l’eau, et Tristan a regardé encore l’éclat de la lumière sur sa peau blanche, son dos, ses jambes minces. Elle secouait ses cheveux noirs, éparpillant les gouttelettes en arrière. Avec agilité, elle a escaladé le rocher et elle s’est installée au sommet, au soleil. Tristan avait honte de son corps nu, de sa peau blanche. Il est monté lentement jusqu’en haut du rocher, pour s’asseoir à côté d’Esther. Après la nage à travers le bassin, il sentait sa peau brûler.
Esther était assise en haut du rocher, les jambes dans le vide. Elle le regardait comme si tout cela était naturel. Son corps était long et musclé comme celui d’un garçon, mais il y avait déjà la douceur des seins, une ombre légère, une palpitation.
Le bruit de l’eau qui coulait emplissait l’étroite vallée, jusqu’au ciel. Il n’y avait personne d’autre qu’eux, ici, dans cette gorge, ils étaient comme seuls au monde. Pour la première fois de sa vie, Tristan ressentait la liberté. Cela faisait vibrer tout son corps, comme si, d’un seul coup, le reste du monde avait disparu et qu’il ne restait que ce rocher sombre, une espèce d’îlot au-dessus de la sauvagerie du torrent. Tristan ne pensait plus à la place où les silhouettes noires attendaient sous la pluie avant d’entrer dans l’hôtel Terminus. Il ne pensait plus à sa mère, à son visage tendu et triste quand elle allait essayer de vendre ses colliers de pacotille aux diamantaires, pour acheter du lait, de la viande, des pommes de terre.