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Sur le rocher lisse, Esther était appuyée en arrière, les yeux fermés. Tristan la regardait, sans oser s’approcher, sans oser poser ses lèvres sur les épaules qui brillaient, pour goûter à l’eau des gouttes encore accrochées à la peau. Il pouvait oublier le regard âpre des garçons, les paroles médisantes des filles sur la place, quand elles parlaient de Rachel. Tristan sentait son cœur battre très fort dans sa poitrine, il sentait le rayonnement de la chaleur de son sang, toute cette lumière du soleil qui était entrée dans les rochers noirs et qui irradiait leurs corps. Tristan a pris la main d’Esther, et tout à coup, sans comprendre comment il osait, il a posé ses lèvres sur celles de la jeune fille. Esther a d’abord tourné son visage, puis soudain, avec une violence incroyable, elle l’a embrassé sur la bouche. C’était la première fois qu’elle faisait cela, elle fermait les yeux et elle l’embrassait, comme si elle captait son souffle et éteignait ses paroles, comme si la peur qu’elle ressentait devait disparaître dans cette étreinte, qu’il n’y aurait plus rien avant ni après, seulement cette sensation à la fois très douce et brûlante, le goût de leurs salives qui se mêlaient, et le contact de leurs langues, le bruit de leurs dents qui se heurtaient, leur souffle coupé, les battements de leur cœur. Il y avait un tourbillon de lumière. L’eau froide et la lumière enivraient, presque jusqu’à la nausée. Esther a repoussé le visage de Tristan avec ses mains, elle s’est allongée sur la roche, les yeux fermés. Elle a dit : « Tu ne m’abandonneras jamais ? » Sa voix était rauque et pleine de souffrance. « Je suis comme ta sœur maintenant, tu ne le diras à personne ? » Tristan ne comprenait pas. « Je ne t’abandonnerai jamais. » Il a dit cela avec une gravité qui a fait rire Esther. Elle a mis la main dans ses cheveux, elle a attiré sa tête contre sa poitrine. « Écoute mon cœur. » Elle restait immobile, le dos appuyé contre le rocher lisse, les yeux fermés sur le soleil. Contre l’oreille de Tristan, la peau d’Esther était douce et brûlante, comme de fièvre, et il écoutait le bruit sourd du cœur qui battait, il voyait le ciel très bleu, il entendait aussi le fracas de l’eau en train de cascader autour de leur île.

Les Allemands étaient tout près, maintenant. Gasparini disait qu’il avait vu les balles traçantes, un soir, du côté de Berthemont. Il disait que les Italiens avaient perdu la guerre, qu’ils allaient se rendre. Alors les Allemands allaient occuper tous les villages, toute la montagne. C’était son père qui l’avait dit.

Ce soir, sur la place, tous les gens s’étaient réunis devant l’hôtel, ils parlaient entre eux, les hommes et les femmes du village, mais aussi les Juifs, les vieux habillés avec leurs caftans et leurs grands chapeaux, et les Juifs riches des villas, et M. Heinrich Ferne, et il y avait même la mère de Tristan, avec sa longue robe et son chapeau extraordinaire.

Pendant que les gens parlaient de ces choses dramatiques, les enfants couraient comme d’habitude à travers la place, peut-être même qu’ils faisaient exprès de courir encore plus vite et de pousser des cris encore plus stridents pour tromper leur inquiétude. Esther était venue sur la place avec sa mère, et elles attendaient, immobiles près du mur, en écoutant les gens parler. Mais ce n’était pas ce que les gens disaient qui intéressait Esther. Elle regardait fixement l’hôtel Terminus, pour chercher à apercevoir Rachel. Les garçons et les filles racontaient que Rachel s’était fâchée avec ses parents, et que maintenant elle habitait à l’hôtel, avec le capitaine Mondoloni. Mais personne ne l’avait vue entrer ou sortir. Ce soir, les volets verts de l’hôtel étaient tous fermés, sauf ceux qui donnaient de l’autre côté, sur le jardin. Les soldats restaient à l’intérieur, dans la grande salle, à fumer et à parler. Esther s’était approchée, elle avait entendu le bruit de leurs voix. Le matin d’autres militaires étaient arrivés du bas de la vallée, en camion. Gasparini disait que les Italiens avaient peur, depuis ce qui était arrivé à Mario, et pour cela ils n’osaient plus sortir du village.

Esther restait immobile, assise sur le mur, à guetter la façade de l’hôtel, parce qu’elle voulait voir Rachel. Quand sa mère est redescendue, elle est restée, assise dans l’ombre. Depuis des jours, elle cherchait Rachel. Elle était même allée jusqu’à la grange abandonnée, et elle était entrée dans la ruine, le cœur battant, les jambes tremblantes, comme si elle faisait quelque chose de défendu. Elle avait attendu que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Mais il n’y avait rien, seulement le tas d’herbes qui avait servi de litière au bétail, et l’odeur âcre d’urine et de moisissure.

Elle voulait voir Rachel, juste un instant. Elle avait préparé dans sa tête ce qu’elle lui dirait, qu’elle s’était trompée, que ce n’était pas pour l’espionner qu’elle était venue jusqu’à la grange, que tout ça n’avait pas d’importance, qu’elle s’était battue pour la défendre. Elle dirait : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » de toutes ses forces, pour qu’elle sache qu’elle, elle la croyait, qu’elle était toujours son amie et elle la croyait, qu’elle ne croyait pas ce que disaient les autres, qu’elle ne riait pas avec eux. Elle lui montrerait la trace des coups qu’elle avait reçus, les marques bleues sur les côtes, dans le dos, et c’était pour cela qu’elle n’arrivait plus à parler ni à marcher, l’autre jour, parce qu’elle avait si mal qu’elle ne pouvait pas se tenir debout.

Où était Rachel ? Peut-être qu’ils l’avaient déjà emmenée, en voiture, la nuit, quand personne ne pouvait rien voir, et qu’ils l’avaient emportée ailleurs, en Italie, de l’autre côté des montagnes, ou pire encore, vers le nord, là où les Allemands mettaient les Juifs en prison.

Sur la place, ce soir, les gens allaient et venaient nerveusement, ils parlaient dans toutes leurs langues, et personne ne se souciait de Rachel. Ils faisaient comme s’ils n’avaient rien remarqué. Esther est allée vers eux, les uns après les autres, pour leur demander : « Vous n’avez pas vu Rachel ? Vous ne savez pas où est Rachel ? » mais ils ont seulement détourné la tête, l’air gêné, ils ont fait comme s’ils ne savaient pas, comme s’ils ne comprenaient pas. Même M. Ferne n’a rien dit, il a secoué la tête sans rien dire. Il y avait tellement de méchanceté et de jalousie, c’est pour cela qu’Esther avait peur, qu’elle avait mal. Les volets de l’hôtel restaient fermés, et Esther ne pouvait pas imaginer ce qu’il y avait dans les chambres tristes et sombres comme des cavernes. Peut-être que Rachel était enfermée dans l’une d’elles, et qu’elle regardait à travers les fentes les gens qui allaient et venaient sur la place, qui parlaient. Peut-être qu’elle la voyait, et qu’elle ne voulait pas sortir, parce qu’elle croyait qu’elle était comme les autres, qu’elle se cachait dans les herbes pour l’espionner et rire avec les autres. De penser cela, lui donnait le vertige. Dans la pénombre, Esther est descendue jusqu’au bas du village, là où on voyait la vallée encore éclairée par une sorte de brume, et les hautes silhouettes des montagnes.