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Le lendemain matin, il y a eu un bruit de musique, en contrebas de la place, du côté de la villa du mûrier. Esther a couru aussi vite qu’elle a pu. Dans la rue en pente, devant la grille, il y avait quelques femmes arrêtées, des enfants aussi. Esther est montée sur le mur, agrippée à la grille, à sa place à l’ombre de l’arbre, et elle a vu M. Ferne, assis dans la cuisine devant son piano noir. « Ils l’ont ramené ! Ils ont rendu le piano à M. Ferne ! » Esther avait envie de crier cela, en se retournant vers les gens. Mais ce n’était pas nécessaire. Tous avaient la même expression sur leur visage. Peu à peu les gens se sont assemblés dans la rue, pour écouter jouer M. Ferne. Et c’est vrai qu’il n’avait jamais joué comme cela. Par la porte de la cuisine obscure, les notes s’envolaient, montaient dans l’air léger, emplissaient toute la rue, tout le village. Le piano qui était resté trop longtemps silencieux paraissait jouer tout seul. La musique coulait, volait, brillait. Esther, agrippée à la grille, à l’ombre du mûrier, écoutait presque sans respirer, tellement les notes du piano allaient vite et emplissaient son corps, sa poitrine. Elle pensait que, maintenant, tout allait recommencer comme avant. Elle pourrait s’asseoir à nouveau à côté de M. Ferne, et apprendre à faire glisser ses mains sur les touches, lire la musique sur les feuilles qu’il préparerait. Elle pensait que rien ne s’achèverait puisque le piano de M. Ferne était revenu. Tout serait simple, les gens n’auraient plus peur, ils ne chercheraient plus à se venger. Rachel recommencerait à marcher dans les rues, pour faire les courses pour ses parents, elle irait sur la place, et sa chevelure brillerait comme du cuivre rouge au soleil. Le matin, elle attendrait Esther près de la fontaine, et elles iraient s’asseoir à l’ombre des platanes pour parler. Elle raconterait ce qu’elle ferait plus tard, quand la guerre serait finie, et qu’elle serait chanteuse à Vienne, à Rome, à Berlin. La musique de M. Ferne était comme cela : elle arrêtait le temps, et même, elle le faisait marcher à l’envers. Puis, quand il a eu fini de jouer, M. Ferne est apparu sur le seuil de la cuisine. Il a regardé tout le monde, avec ses yeux qui clignaient à cause de la lumière du soleil, et sa petite barbiche qui s’agitait. Il avait une drôle d’expression, comme s’il allait pleurer. Il a fait un ou deux pas dans le jardin, vers les gens qui étaient arrêtés dans la rue, et il a écarté les bras, en inclinant un peu la tête, pour dire : Merci, merci, mes amis. Et les gens ont commencé à applaudir, d’abord quelques hommes et des femmes, qui étaient là dans la rue, puis tout le monde, même les enfants, et ils criaient aussi, pour l’acclamer. Esther aussi a applaudi, elle pensait que c’était comme autrefois à Vienne, quand M. Ferne jouait devant les messieurs en frac et les dames en robe de soirée, au temps de sa jeunesse.

C’est le vendredi qu’Esther est entrée pour la première fois dans la synagogue en haut du village, là où avait lieu la cérémonie du shabbat. Chaque vendredi, c’était la même chose : M. Yacov, qui était l’assistant du vieux Reb Eïzik Salanter, allait de maison en maison et frappait à la porte, là où il savait que vivaient des Juifs. Chaque fois, il cognait à la porte de la maison d’Esther, mais personne n’allait au shabbat, parce que ni sa mère ni son père ne croyaient à la religion. Quand Esther avait demandé, un jour, pourquoi ils n’allaient pas au chalet, pour le shabbat, son père avait simplement dit : « Si tu veux y aller, tu es libre d’y aller. » Il pensait toujours que la religion était une affaire de liberté.

Plusieurs fois, elle était allée devant le chalet, au moment où les femmes et les filles entraient pour préparer le shabbat. Par la porte ouverte, elle avait vu briller les lumières, elle avait entendu le bourdonnement des prières. Aujourd’hui, devant la porte ouverte, elle ressentait la même appréhension. Des femmes vêtues de noir passaient devant elle, sans la regarder, entraient dans la salle. Elle a reconnu Judith, celle qui était assise à côté d’elle à l’école. Elle avait un fichu noir sur la tête, et quand elle est entrée dans le chalet avec sa mère, elle s’est retournée vers Esther et lui a fait un petit signe.

Esther est restée un long moment, arrêtée de l’autre côté de la rue, à regarder la porte ouverte. Puis soudain, sans comprendre pourquoi, elle a marché jusqu’à la porte et elle est entrée dans le chalet. À l’intérieur, à cause de la nuit qui venait, il faisait sombre comme dans une grotte. Esther a marché vers le mur le plus proche, comme si elle voulait se cacher. Devant elle, les femmes étaient debout, drapées dans leurs châles noirs, et elles ne s’occupaient pas d’elle, sauf une ou deux fillettes qui s’étaient retournées. Les yeux noirs des enfants brillaient dans la pénombre avec insistance. Puis une des fillettes, qui s’appelait Cécile, et qui était aussi à l’école de M. Seligman, est venue jusqu’à Esther, et elle lui a donné un foulard, en murmurant : « Il faut que tu mettes ça sur tes cheveux. » Elle est retournée vers le centre de la pièce. Esther a mis le foulard sur sa tête, et elle est allée devant, là où les jeunes filles étaient assemblées. Elle se sentait mieux, depuis que le foulard cachait ses cheveux et son visage.

Autour de M. Yacov, des femmes s’activaient, préparaient le pupitre, apportaient de l’eau, installaient les chandeliers dorés. Tout d’un coup, la lumière s’est mise à briller, quelque part dans la pièce, et tous les regards se sont tournés vers elle. Des étoiles de lumière apparaissaient, les unes après les autres, d’abord tremblantes, prêtes à s’éteindre, puis les flammes s’enracinaient en jetant de longs rayons. Des femmes allaient de chandelier en chandelier, une bougie à la main, et la lumière grandissait. En même temps, il y avait une rumeur de voix pareille à un chant souterrain, et Esther voyait des gens qui entraient dans le chalet, des hommes et des femmes, et au milieu d’eux marchait le vieux Reb Eïzik Salanter. Ils sont allés jusqu’au centre de la pièce, devant les lumières, en parlant dans leur langue étrange. Esther regardait avec étonnement leurs châles blancs qui tombaient de chaque côté de leur visage. À mesure qu’ils entraient, la lumière grandissait, les voix devenaient plus fortes. Maintenant, elles chantaient, et les femmes en noir répondaient, avec leurs voix plus douces. À l’intérieur de la pièce, les voix alternées faisaient comme un bruit de vent, ou de pluie, qui allait en diminuant, puis s’élevait de nouveau, résonnait fort entre les murs trop étroits, faisait vaciller les flammes des bougies.

Autour d’elle, les jeunes filles, les fillettes, le visage tourné vers les lumières, répétaient les paroles mystérieuses, en balançant leur corps en avant et en arrière. L’odeur de suint des bougies se mêlait à l’odeur de la sueur, au chant rythmé, et c’était pareil à un vertige. Elle n’osait pas bouger, et pourtant, sans même s’en rendre compte, elle a commencé à faire osciller son buste, en avant, en arrière, en suivant le mouvement des femmes autour d’elle. Elle cherchait à lire sur leurs lèvres les mots étranges, dans cette langue si belle, qui parlait au fond d’elle-même, comme si les syllabes réveillaient des souvenirs. Le vertige montait en elle, dans cette grotte pleine de mystère, comme elle regardait les flammes des bougies qui faisaient des étoiles dans la pénombre. Jamais elle n’avait vu une telle lumière, jamais elle n’avait entendu pareil chant. Les voix montaient, résonnaient, diminuaient, puis rejaillissaient ailleurs. Parfois, une voix parlait toute seule, la voix claire d’une femme, qui chantait une longue phrase, et Esther regardait son corps voilé qui se balançait plus fort, les bras légèrement écartés, le visage tendu vers les flammes. Quand elle cessait de parler, on entendait le murmure de l’assistance, qui disait sourdement, amen, amen. Puis une voix d’homme répondait ailleurs, faisait retentir les mots étranges, les mots pareils à la musique. Pour la première fois, Esther savait ce qu’était la prière. Elle ne comprenait pas comment cela était entré en elle, mais c’était une certitude : c’était le bruit sourd des voix, où éclatait tout d’un coup l’incantation du langage, le balancement régulier des corps, les étoiles des bougies, l’ombre chaude et pleine d’odeurs. C’était le tourbillon de la parole.