Выбрать главу

Ici, dans cette pièce, plus rien d’autre ne pouvait avoir de l’importance. Plus rien ne pouvait menacer, ni la mort de Mario, ni les Allemands qui étaient en train de remonter la vallée dans leurs blindés, ni même la silhouette haute de son père qui marchait vers la montagne, à l’aube, qui disparaissait dans les herbes, comme quelqu’un qui s’enfonce dans la mort.

Esther balançait son corps, lentement, en avant, en arrière, les yeux fixés sur les lumières, et au fond d’elle la voix des hommes et des femmes appelait et répondait, aiguë, grave, en disant tous ces mots dans la langue du mystère, et Esther pouvait franchir le temps et les montagnes, comme l’oiseau noir que lui montrait son père, jusque de l’autre côté des mers, là où naissait la lumière, jusqu’à Eretzraël.

Samedi 8 septembre, un bruit a réveillé Esther. Un bruit, un grondement, qui venait de tous les côtés à la fois, emplissait la vallée, résonnait dans les rues du village, entrait au fond de toutes les maisons. Esther s’est levée, et dans la pénombre de l’alcôve, elle a vu que le lit de ses parents était vide. Dans la cuisine, sa mère était déjà habillée, debout près de la porte ouverte. C’est son regard qui a fait tressaillir Esther : un regard troublé par l’inquiétude, et le regard répondait au grondement qui venait du dehors. Avant qu’Esther ait eu le temps de poser une question, Elizabeth a dit : « Ton père est parti cette nuit, il n’a pas voulu te réveiller. » Le grondement s’éloignait, revenait, paraissait irréel. Elizabeth a dit : « Ce sont les avions des Américains qui vont à Gênes… Les Italiens ont perdu la guerre, ils ont signé l’armistice. » Esther s’est serrée contre sa mère. « Alors les Italiens vont partir ? » L’inquiétude la figeait à son tour, pénétrait ses mains, ses jambes comme un flux glacé. Cela ralentissait son souffle, sa pensée. Le grondement des avions s’éloignait, roulait au loin, pareil au bruit d’un orage. Mais maintenant, Esther entendait un autre grondement, plus précis. C’était le bruit des camions italiens qui roulaient au fond de la vallée, qui montaient vers le village, fuyant l’armée allemande. « La guerre n’est pas finie », a dit Elizabeth lentement. « Maintenant, les Allemands vont venir. Il faut partir. Tout le monde doit partir. » Elle s’est reprise : « Tous les Juifs doivent partir très vite, avant que les Allemands n’arrivent. » Le bruit des camions était très fort à présent, ils entamaient le dernier virage avant d’entrer dans le village. Elizabeth a pris une valise prête, à côté de la porte, la vieille valise de cuir dans laquelle elle rangeait tous ses objets précieux. « Va t’habiller. Mets des vêtements chauds, les bonnes chaussures. Nous allons passer par la montagne. Ton père nous rejoindra là-bas. » Elle bougeait avec une hâte fébrile, bousculant les chaises, à la recherche de quelque chose d’utile qu’elle aurait oublié. Esther s’est habillée vite. Par-dessus son chandail, elle a mis la peau de mouton que Mario avait laissée sur le dossier d’une chaise, le jour où il était mort. Sur sa tête, elle a noué le foulard noir que lui avait donné Cécile, le soir du shabbat.

Dehors, sur la grande place, le soleil brillait, dessinait les ombres des feuillages sur le sol. Le dôme de l’église étincelait. Il y avait de beaux nuages très blancs dans le ciel. Esther regardait autour d’elle avec une attention douloureuse. De tous les côtés, les gens arrivaient sur la place. Les Juifs pauvres sortaient des ruelles, des sous-sols où ils avaient vécu pendant toutes ces années, ils arrivaient avec leurs bagages, leurs vieilles valises en carton fort, leurs baluchons de linge, leurs provisions dans des sacs de toile. Les plus vieux, comme le Reb Eïzik Salanter, Yacov, et les Polonais, avaient revêtu leurs lourds caftans d’hiver, leurs bonnets d’astrakan. Les femmes avaient quelquefois deux manteaux l’un sur l’autre, et toutes portaient les châles noirs. Les Juifs riches arrivaient eux aussi, avec de plus belles valises et des habits neufs, mais beaucoup n’avaient même pas pris de bagages parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de se préparer. Certains arrivaient en taxi de la côte, ils avaient le visage tendu et pâle, et Esther pensait qu’ils ne reverraient peut-être plus jamais tout cela, cette place, ces maisons, la fontaine, les montagnes bleues au loin.

Le bruit des moteurs des camions résonnait sur la place et aurait empêché de toute façon quiconque de parler. Les camions étaient arrêtés sur la place, les uns derrière les autres tout le long de la rue jusqu’au grand parc des châtaigniers. Les moteurs grondaient, il y avait un nuage bleu qui flottait au-dessus de la chaussée. Les gens étaient massés autour de la fontaine, et les enfants aussi étaient là, mais ils ne couraient pas. Ils étaient vêtus pauvrement, et ils restaient auprès de leurs mères, assis sur des ballots de linge, l’air transi. Les soldats de la IVe Armée italienne étaient devant l’hôtel, attendant le signal du départ. Esther s’est approchée d’eux, et elle a été frappée par l’expression de leur visage, un air égaré, un regard absent. Beaucoup n’avaient pas dû dormir cette nuit, dans l’attente de la nouvelle qui confirmerait la défaite et la signature de l’armistice. Les soldats ne regardaient personne. Ils attendaient, debout devant l’hôtel, pendant que les camions faisaient ronfler leurs moteurs de l’autre côté de la place. Les Juifs allaient et venaient autour de la fontaine, portant les bagages de loin en loin, comme s’ils cherchaient le meilleur emplacement pour attendre. Les gens du village, les fermiers, étaient là aussi, mais à l’écart, ils se tenaient sous les arcades de la mairie, et ils regardaient les Juifs qui se massaient autour de la fontaine.

À l’ombre des arcades, Tristan était immobile, à demi caché. Son joli visage était pâle, avec de grands cernes sous les yeux. Il semblait frileux et lointain dans son costume anglais usé par les vagabondages de l’été. Lui aussi avait été réveillé par le bruit de grondement qui emplissait la vallée, et il s’était habillé à la hâte. Au moment de sortir de la chambre d’hôtel, sa mère l’avait appelé : « Où vas-tu ? » Et comme il ne répondait rien, elle avait dit, avec une voix curieusement enrouée par l’inquiétude : « Reste ! Il ne faut pas aller sur la place, c’est dangereux. » Mais il était déjà dehors.

Il a cherché Esther sur la place, au milieu des gens qui attendaient. Quand il l’a vue, il a fait un mouvement pour courir vers elle, puis il s’est arrêté. Il y avait trop de monde, les femmes avaient des regards angoissés. Puis Mme O’Rourke est arrivée. Elle s’était habillée n’importe comment, elle d’habitude si élégante, elle avait juste mis un imperméable par-dessus sa robe, elle ne portait pas de chapeau. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules. Elle aussi avait un visage tiré, des yeux fatigués.

C’est Esther qui a traversé la place, elle est allée jusqu’à Tristan, elle ne pouvait pas parler, elle ne savait pas quoi dire, sa gorge se serrait. Elle a embrassé légèrement Tristan, puis elle a serré la main de Mme O’Rourke. La mère de Tristan lui a souri, elle l’a serrée contre elle, elle l’a embrassée sur la joue, et elle a dit quelques mots, peut-être « bonne chance », elle avait une voix grave, c’était la première fois qu’elle parlait à Esther. Esther est retournée auprès de sa mère. L’instant d’après, quand elle a regardé de nouveau vers les arcades, Tristan et Mme O’Rourke avaient disparu.