De les voir maintenant, au soleil, sur cette route de pierres, courbés en avant, marchant lentement avec leurs grands manteaux qui les encombraient, Esther sentait son cœur battre plus fort, comme si quelque chose de douloureux et d’inéluctable était en train d’arriver, comme si c’était le monde entier qui marchait sur cette route, vers l’inconnu.
C’étaient les femmes et les enfants surtout qu’elle regardait. Il y avait des femmes âgées qu’elle avait entrevues au fond des cuisines, et qui ne sortaient jamais, sauf pour les fêtes, ou pour les mariages. Maintenant, vêtues de lourds manteaux, la tête entourée de châles noirs, elles avançaient le long de la route de pierres, sans parler, leurs figures très pâles grimaçant sous le soleil. Il y avait des femmes plus jeunes, encore sveltes malgré les manteaux et les paquets de toutes sortes qui les encombraient, tirant des valises. Elles parlaient entre elles, certaines riaient même, comme si elles partaient pour un pique-nique. Les enfants couraient devant elles, vêtus de chandails trop chauds, chaussés de gros souliers de cuir qu’ils ne mettaient que pour les grandes occasions. Eux aussi portaient des paquets, des sacs contenant du pain, des fruits, des bouteilles d’eau. Pendant qu’elle marchait avec eux, Esther cherchait leurs noms dans sa mémoire, Cécile Grinberg, Meyerl, Gelibter, Sarah et Michel Lubliner, Léa, Amélie Sprecher, Fizas, Jacques Mann, Lazare, Rivkelé, Robert David, Yachet, Simon Choulevitch, Tal, Rebecca, Pauline, André, Marc, Marie-Antoinette, Lucie, Éliane Salanter… Mais elle ne retrouvait leurs noms qu’avec peine, parce que ce n’étaient plus déjà les garçons et les filles qu’elle connaissait, ceux qu’elle voyait à l’école, qui couraient et criaient dans les rues du village, ceux qui se baignaient nus dans les torrents, et qui jouaient à la guerre dans les fourrés. Maintenant, vêtus d’habits trop grands, trop lourds, chaussés de leurs chaussures d’hiver, les filles avec leurs cheveux cachés par les foulards, les garçons coiffés de bérets ou de chapeaux, ils ne couraient plus aussi vite, ils ne se parlaient plus. Ils semblaient des orphelins en promenade, déjà tristes, fatigués, ne regardant rien ni personne.
La troupe traversait le haut du village, passant devant l’école fermée, devant le poste de gendarmerie. Sur leur passage, les habitants regardaient un instant, debout devant les portes, ou accoudés aux fenêtres, silencieux comme ceux qui passaient devant eux.
C’était la première fois, c’était une douleur, Esther s’apercevait qu’elle n’était pas comme les gens du village. Eux, pouvaient rester chez eux, dans leurs maisons, ils pouvaient continuer à vivre dans cette vallée, sous ce ciel, boire l’eau des torrents. Eux restaient devant leur porte, ils regardaient par la fenêtre, pendant qu’elle marchait devant eux, vêtue de ses habits noirs et de la peau de mouton de Mario, la tête serrée dans le foulard noir, les pieds meurtris par les chaussures d’hiver, elle devait marcher avec ceux qui, comme elle, n’avaient plus de maison, n’avaient plus droit au même ciel, à la même eau. Sa gorge se serrait de colère et d’inquiétude, son cœur battait trop fort dans sa poitrine. Elle pensait à Tristan, à son visage blanc et à ses yeux fiévreux. La fraîcheur de la joue de Mme O’Rourke, et sa main qui avait serré un instant la sienne, et son cœur avait battu parce que c’était la première fois qu’elle lui parlait, et qu’elle ne la reverrait sans doute jamais. Elle pensait à Rachel, à l’hôtel vide maintenant. Le vent devait entrer par les fenêtres ouvertes et tourbillonner dans la grande salle. C’était la première fois, elle comprenait qu’elle était devenue une autre. Son père ne pourrait jamais plus l’appeler Estrellita, plus personne ne devrait lui dire Hélène. Cela ne servait à rien de regarder en arrière, tout cela avait cessé d’exister.
La troupe marchait sur la route de pierres, entre les champs d’herbes, là où Esther allait se cacher autrefois, pour attendre le retour de son père. Le torrent faisait son bruit en contrebas, un froissement d’eau qui résonnait sur les flancs de la montagne. Dans le ciel, les nuages blancs s’amoncelaient à l’est, formant des architectures fantastiques au fond de la vallée, comme des pics de neige, comme des châteaux. Esther se souvenait de les avoir regardés arriver, allongée sur les pierres plates, encore mouillée de l’eau du torrent, sentant les gouttelettes froides qui se rétrécissaient sur la peau de ses cuisses, écoutant la musique de l’eau et le vrombissement des guêpes. Elle se souvenait qu’elle voulait aller avec les nuages, parce qu’ils glissaient librement dans le vent, qu’ils allaient sans souci de l’autre côté des montagnes, jusqu’à la mer. Elle imaginait tout ce qu’ils voyaient, les vallées, les rivières, les villes pareilles à des fourmilières, et les grandes baies où la mer étincelle. Aujourd’hui, c’étaient les mêmes nuages, et pourtant ils avaient quelque chose de menaçant. Ils faisaient comme un barrage au fond de la vallée, ils mangeaient les sommets des montagnes, ils dressaient un grand mur blanc et sombre, infranchissable.
Esther serrait fort la main de sa mère, tandis qu’elles marchaient au même pas sur le chemin, dans la longue cohorte. Déjà la forêt s’était épaissie, et les châtaigniers et les chênes avaient été remplacés par de grands pins au feuillage presque noir. Jamais Esther n’était allée si loin dans la vallée du torrent. Maintenant, on ne voyait plus le bout de la vallée, ni la muraille de nuages. Seulement, par instants, entre les fûts des arbres, le torrent qui scintillait au soleil. La troupe avait ralenti sa marche, peinant le long du sentier en pente. Les vieillards, les femmes qui portaient des enfants s’arrêtaient déjà au bord du chemin pour se reposer, assis sur des rochers, ou sur leurs valises. Personne ne disait rien. On entendait le bruit des chaussures sur les pierres, et les cris des jeunes enfants, qui résonnaient bizarrement, un peu étouffés par les arbres, pareils à des cris d’animaux. En traversant la forêt, la troupe effrayait des chocards qui s’envolaient un peu plus loin en criaillant. Esther regardait les oiseaux noirs, et elle se souvenait de ce que son père avait dit, un jour, en parlant de l’Italie. Il avait montré un corbeau dans le ciel : « Si tu pouvais voler comme cet oiseau, tu y serais ce soir même. » Elle n’osait pas poser la question à Elizabeth, lui demander : « Quand est-ce que papa nous rejoindra ? » Mais elle serrait très fort sa main en marchant, et elle la regardait furtivement, le visage aigu, pâle de sa mère, sa bouche aux lèvres serrées, son expression vieillie par le foulard noir qui serrait ses cheveux, et qu’elle avait mis pour ressembler aux autres femmes. Cela aussi serrait sa gorge de colère, parce qu’elle se souvenait des jours d’été, quand Elizabeth mettait sa belle robe bleue décolletée et ses Spartiates, et qu’elle brossait longuement sa chevelure si noire et soyeuse, pour faire plaisir au père d’Esther et l’accompagner jusqu’à la place du village. Esther se souvenait des longues jambes bronzées de sa mère, de la peau si lisse sur ses tibias, de la lumière qui brillait sur ses épaules nues. Maintenant, sûrement, rien de tout cela ne pourrait revenir, car peut-on retrouver ce qu’on a laissé derrière soi en partant ? « Est-ce qu’on retournera ici avec papa, est-ce qu’on s’en va vraiment pour toujours ? » Esther n’avait pas demandé cela, quand, après s’être habillée à la hâte, elle avait pris la valise et était sortie de la maison en montant les six marches étroites qui conduisaient jusqu’à la rue. Elles marchaient ensemble dans la rue, vers la place, et Esther n’avait pas osé poser la question. Mais sa mère avait compris ; elle avait fait seulement une drôle de grimace, en haussant les épaules, et Esther l’avait vue un peu plus loin qui essuyait ses yeux et son nez, parce qu’elle pleurait. Alors elle s’était mordu la lèvre de toutes ses forces, jusqu’au sang, comme quand elle voulait effacer quelque chose de mal qu’elle avait fait.