Puis les voix des hommes ont résonné dans la forêt, des appels. Il a fallu se mettre debout, s’emmitoufler dans les habits humides, ramasser les valises, repartir.
Les pieds d’Esther étaient si endoloris qu’elle titubait sur le chemin de pierres, en regardant la silhouette de sa mère devant elle. D’autres formes surgissaient de la forêt, pareilles à des fantômes. Esther espérait voir derrière elle les fillettes polonaises. Mais il n’y avait plus de voix d’enfants, ni de rires. Seulement, à nouveau, le raclement des chaussures sur les pierres du chemin, et le bruit continu du torrent qui allait dans l’autre sens.
Prise par la brume, la forêt semblait sans fin. On ne voyait plus le haut des arbres, ni les montagnes. C’était comme si on marchait sans but, penché en avant, alourdi par le poids des valises, trébuchant, les pieds meurtris par les arêtes des cailloux. Esther et Elizabeth dépassaient des fugitifs, qui étaient partis avant l’aube, et qui étaient déjà fatigués. Des vieilles femmes assises sur leurs paquets au bord du chemin, et dans la brume leur visage semblait encore plus pâle. Elles ne se plaignaient pas. Elles attendaient au bord du chemin, parfois toutes seules, l’air résigné.
Le chemin arrivait jusqu’au torrent, et maintenant il fallait traverser à gué. Le brouillard, en s’écartant, laissait voir la pente d’en face, couverte de mélèzes sombres, et le ciel bleu clair. Cela a donné du courage à Elizabeth, et elle a franchi le torrent en donnant la main à Esther, puis elles ont commencé à monter la pente de la montagne, sans s’arrêter. Plus haut, à main droite, il y avait une grange de pierre où des fugitifs avaient dû passer la nuit car l’herbe était piétinée tout autour. De nouveau, Esther a entendu les cris des chocards. Mais au lieu de l’inquiéter, ces cris lui firent plaisir, parce qu’ils voulaient dire : « Nous sommes là, nous sommes avec vous ! »
Avant midi, Esther et Elizabeth sont arrivées au sanctuaire. Au sortir de la forêt, la vallée s’élargissait et, sur un plateau dominant le torrent, elles ont vu les maisons militaires et la chapelle. Esther se rappelait quand Gasparini parlait de la Madone, de la statue qu’on montait au sanctuaire en été, et qu’on redescendait en hiver, vêtue d’un manteau pour qu’elle n’ait pas froid. Cela lui semblait tellement lointain qu’elle ne comprenait pas qu’elle était arrivée. Elle croyait qu’elle allait voir la statue dans une grotte, cachée au milieu des arbres, entourée de fleurs. Elle regardait sans comprendre ces grandes bâtisses laides qui ressemblaient à des casernes.
En continuant le chemin, Esther et sa mère sont arrivées jusqu’à la plate-forme. La place, devant la chapelle, était pleine de monde. Les fugitifs étaient là, déjà, tous ceux qui étaient partis dans la nuit. Les hommes, les jeunes gens, les femmes, les enfants, et même des vieillards vêtus de caftans étaient sur la place, assis par terre, le dos appuyé contre les murs. Il y avait aussi les soldats italiens de la IVe Armée. Ils étaient installés dans une des bâtisses. Ils étaient assis au-dehors, l’air fatigué, et malgré leurs uniformes ils avaient l’air, eux aussi, de fugitifs. Esther a cherché des yeux le capitaine Mondoloni, mais il n’était pas là. Il avait dû partir par l’autre voie, par le col de Ciriega, peut-être qu’il était déjà arrivé en Italie. Rachel non plus n’était pas là.
Esther a serré la main d’Elizabeth : « Est-ce que c’est ici que papa va nous rejoindre ? » Mais Elizabeth n’a pas répondu. Elle a déposé des bagages devant le mur de la bâtisse, et elle a demandé à Esther de les garder. Elle est allée parler à des hommes qui étaient avec M. Seligman. Mais eux ne savaient rien. Esther a entendu qu’ils parlaient du chemin de Berthemont, de la Passe. Ils montraient l’autre côté de la vallée, la haute montagne déjà sombre. Elizabeth est revenue. Sa voix était voilée, fatiguée. Elle a dit seulement : « On va attendre ici jusqu’à demain matin. On traversera demain matin. Il va nous rejoindre ici. » Mais Esther a compris qu’elle ne savait rien.
Les fugitifs se sont installés pour la nuit. Les soldats italiens ont ouvert la porte d’une des bâtisses, ils ont aidé les femmes à porter leurs valises. Ils ont donné des couvertures pour les lits, et ils ont même apporté du café chaud. Esther ne connaissait pas ces soldats. Certains étaient tout jeunes, presque des enfants. Ils disaient : « La guerre est finie. » Ils riaient.
Après la nuit passée sous la pluie, la bâtisse militaire semblait presque luxueuse. Il n’y avait pas assez de lits pour tout le monde, et Esther et Elizabeth devaient partager le même lit. D’autres fugitifs arrivaient, s’installaient où ils pouvaient dans le dortoir. Quand il n’y a plus eu de place dans la maison militaire, les gens sont allés s’installer dans la chapelle, dont les portes avaient été défoncées.
Les hommes les plus vaillants, avec M. Seligman, ont décidé de passer le col avant la nuit. Le vent avait chassé les nuages, et les hautes montagnes, au fond de la vallée, étaient brillantes de neige. Esther était sur la place quand la troupe a commencé à monter le long du chemin, au-dessus du sanctuaire. Elle les regardait partir, et elle aurait eu envie d’être avec eux, parce que ce soir même ils seraient en Italie. Mais sa mère était trop fatiguée pour continuer, et peut-être qu’elle espérait vraiment que son père arriverait ce soir.
En bas de la pente, il y avait une vacherie abandonnée, au milieu de grands prés que traversaient les sources du torrent. Esther pensait que c’était de ce côté-là que son père devait venir. Elle l’imaginait en train de descendre la montagne, de traverser les pâtures, avec l’herbe qui lui arriverait jusqu’à la taille, et il sauterait d’un rocher à un autre pour franchir le torrent.
Les enfants des fugitifs avaient déjà oublié leur fatigue. Ils commençaient à jouer sur la place du sanctuaire, ou à descendre les pentes en courant, en riant et en poussant des cris. Esther les regardait, et quand elle s’apercevait qu’à cause d’eux elle avait oublié de guetter la venue de son père au fond de la vallée, son cœur se serrait. Puis les cris stridents des enfants résonnaient encore, et de nouveau elle les suivait des yeux. Les chocards étaient restés au-dessus du sanctuaire. Eux aussi, ils tournoyaient dans le ciel en criant, comme s’ils avaient quelque chose à dire aux hommes.
Ensuite la mère d’Esther est venue s’asseoir près d’elle, elle l’a entourée de son bras et elle l’a serrée fort. Elle aussi avait guetté tout l’après-midi le fond de la vallée, la pente aride et noire de la montagne. Elle ne disait rien. Esther demanda : « Si papa ne peut pas venir ce soir, est-ce qu’on va l’attendre ici demain ? » Elizabeth a répondu tout de suite : « Non, il a dit qu’il ne fallait pas l’attendre, qu’il fallait marcher sans s’arrêter. — Alors il nous rejoindra en Italie ? — Oui, ma chérie, il va nous rejoindre, il viendra par un autre chemin, il connaît tous les chemins. Peut-être qu’il est déjà passé par Berthemont, avec ses amis. Les Allemands poursuivent les Juifs partout, tu comprends ? C’est pour cela qu’il faut marcher sans s’arrêter. » Mais comme tout à l’heure, Esther savait que sa mère mentait, qu’elle inventait tout cela, pour la rassurer. Cela lui faisait mal, au centre de son corps, comme le coup de poing que les garçons lui avaient donné autrefois, près de la grange abandonnée. « Et Rachel ? » dit Esther tout d’un coup. « Est-ce que les Allemands la poursuivent, elle aussi ? » Sa mère sursauta, comme si Esther avait dit un blasphème. « Pourquoi parles-tu de Rachel ? » Esther dit : « Parce qu’elle est juive, elle aussi. » Elizabeth haussa les épaules : « Elle a tout abandonné, ses parents, tout le monde. Elle est partie avec les Italiens. » Esther se mit en colère, elle cria presque : « Non, ce n’est pas vrai ! Elle n’est pas partie avec les Italiens ! Elle est restée au village avec ses parents. — Comment le sais-tu ? » dit sa mère. Esther répéta avec entêtement : « Elle n’est pas allée avec les Italiens, je le sais. Elle est restée avec ses parents. — Très bien », dit Elizabeth froidement. « Je suppose qu’elle saura se débrouiller. » Elles ont gardé le silence, regardant ensemble le même point, au fond de la vallée, près de la lisière de la forêt. Mais quelque chose s’était brisé, peut-être qu’elles n’attendaient plus rien.